«Je ne pouvais pas continuer ma vie sans rien faire»

Ils ont crié leur opposition par milliers durant les premiers jours de la guerre. Mais depuis, la machine répressive russe a fait son oeuvre. Pendant que l’armée russe anéantit l’Ukraine, le régime de Vladimir Poutine achève ce qu’il reste de liberté d’expression au pays des tsars. Certains dissidents russes bravent toutefois les interdits, au péril de leur sécurité. Le Devoir a discuté avec certains d’entre eux ou avec leurs proches. Troisième portrait d’une série de quatre.
Alerté par un ami en Ukraine qui lui annonçait que la guerre venait tout juste d’éclater, Alexander Borisenko a publié un tweet dès les premières minutes de l’invasion russe pour appeler ses concitoyens à protester en soirée sur une place d’Ekaterinbourg en Sibérie occidentale. Deux heures plus tard, des policiers cognaient à sa porte.
« Je n’ai même pas pu aller au rassemblement. J’ai été arrêté avant, raconte le jeune homme de 20 ans, joint chez lui à Beriozovski, à une vingtaine de kilomètres d’Ekaterinbourg. Mais je tiens à préciser que je planifiais complètement participer à cette manifestation. »
Pour l’étudiant en histoire, il était de son devoir d’appeler les Russes à « résister », même s’il savait qu’il allait être arrêté. « C’était une question de principe [de m’opposer publiquement à la guerre], dit-il. Sinon, le jour où j’aurai des enfants, je serai incapable de les regarder dans les yeux lorsqu’ils me demanderont où j’étais quand la guerre a commencé. »
Jugé coupable d’avoir organisé une manifestation, Alexander a purgé une peine de 25 jours de prison. « Au début, j’ai été mis dans la même cellule qu’un homme soupçonné de meurtre, se souvient-il. J’ai aussi été emprisonné dans un sous-sol où il était impossible de savoir si c’était le jour ou la nuit. »
Mais aujourd’hui, Alexander dit avoir une réponse — à la hauteur de ses convictions — à offrir à ses éventuels enfants. « Je leur dirai que j’étais en prison, dit-il, le regard franc. Je ne regrette pas du tout ce que j’ai fait, pas même un peu. »
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Résistance ou complicité
L’étudiant en histoire, dont le grand-père était Ukrainien, n’a qu’une poignée d’abonnés sur Twitter, mais son appel à manifester aurait été diffusé plus largement après que d’autres personnes l’eurent retransmis. « Nous devons résister, avait-il écrit aux petites heures du matin le 24 février. Nous ne devons pas permettre la guerre contre l’Ukraine. Sinon, nous serons complices. »
Ce jour-là, plusieurs dizaines de personnes qui avaient participé à la manifestation d’Ekaterinbourg ont été arrêtées, rapporte Alexander. « Mais elles ont écopé d’une peine maximale de 10 jours de prison, puisque c’était leur première offense. » Le jeune homme — qui avait déjà été arrêté le 23 janvier 2021 lors d’une manifestation de soutien à l’opposant politique Alexeï Navalny — a reçu une sentence plus lourde.
Une mise à l’écart qui n’a pas ébranlé ses convictions. Depuis sa sortie de prison, Alexander a été arrêté à deux autres reprises : pour avoir retransmis sur Twitter un reportage de la BBC portant sur la guerre en Ukraine et pour avoir manifesté seul sur une place d’Ekaterinbourg en tenant une pancarte sur laquelle il était inscrit : « Contre la guerre pour des raisons de conscience. » Pour ces deux offenses, le jeune homme a été reconnu coupable d’avoir discrédité l’armée russe.
Faire une différence
Aujourd’hui, Alexander ne sait plus s’il pourra continuer à vivre en Russie. « Je voudrais vraiment rester ici, mais je vais peut-être devoir quitter parce que si je suis arrêté une nouvelle fois, je pourrais écoper d’une peine de prison encore plus lourde », se désole-t-il, ajoutant que des camarades de classe ont déposé dernièrement une plainte contre lui pour dénoncer ses positions politiques. « Ça m’inquiète. »
Sans visibilité, un nouveau séjour en prison serait inutile pour faire progresser la cause, croit-il. « Je ne suis pas une personne connue. Je ne suis pas Navalny, soupèse-t-il. Si je suis encore emprisonné, personne ne le remarquera. Je ne vois pas le but d’aller en prison sans avoir l’attention médiatique qui me permettrait de faire une différence. »
Pour se donner une voix plus forte, Alexander travaille depuis sa sortie de prison dans un média indépendant. « J’ai la possibilité de parler de ce qui se passe dans le pays, même s’il y a de la censure », dit-il. Le jeune homme oeuvre également à titre de bénévole auprès de l’organisation russe de défense des droits humains Memorial.
« Parler à votre journal me permet aussi de me faire entendre », soutient l’activiste. Comme les autres Russes interviewés dans le cadre de ce dossier, Alexander a accepté que Le Devoir publie son identité. « Quand une personne prend la parole en son nom, ses mots ont plus de poids », affirme-t-il, d’un ton convaincu.
Le 24 février, la Russie est devenue une dictature, dénonce-t-il haut et fort. « Et cette dictature tue les Ukrainiens. »
Avec Vlada Nebo