Choc et consternation devant la Cour suprême après l'invalidation de «Roe v. Wade»

Des manifestants sont rassemblés devant la Cour suprême à Washington pour protester contre le renversement de l'arrêt «Roe v. Wade».
Photo: Jose Luis Magana Associated Press Des manifestants sont rassemblés devant la Cour suprême à Washington pour protester contre le renversement de l'arrêt «Roe v. Wade».

« Je suis terrifiée », a laissé tomber vendredi une jeune femme devant l’édifice aux majestueuses colonnes blanches de la Cour suprême des États-Unis, à Washington. « Dégoûtée », « furieuse », ont confié d’autres, le visage crispé, encore sous le choc, alors qu’elles sont venues protester contre la décision de la Cour d’invalider l’arrêt Roe v. Wade, qui protégeait jusqu’à aujourd’hui, avec certaines limites, le droit des femmes à l’avortement.

N’ayant pas encore eu le temps de digérer le jugement, elles s’inquiétaient pourtant déjà des prochaines décisions qui pourraient limiter encore plus les droits des citoyens.

Le jugement à 6 contre 3 rendu public vendredi ne rend pas l’avortement illégal. Mais il enlève la barrière de protection nationale érigée par Roe v. Wade. Désormais, les 50 États américains pourront faire comme bon leur semble et restreindre, voire complètement interdire les avortements à l’intérieur de leurs frontières. Il est attendu que l’interruption volontaire de grossesse soit désormais illégale dans la moitié des États.

Plus l’heure avançait, plus la foule était nombreuse devant le plus haut tribunal du pays, situé sur la rue First, bloquée à la circulation, et dotée d’une très forte présence policière vendredi, dont des agents munis d’une armure antiémeute. En début de soirée, des vagues de gens continuaient à venir gonfler le groupe de protestataires.

Sous un soleil de plomb, les manifestants exprimaient leur désapprobation, leur colère et parfois leur découragement. Certains faisaient des doigts d’honneur à la Cour, alors que d’autres brandissaient des pancartes sur lesquelles on pouvait notamment lire « Arrêtez de faire la guerre aux femmes » et « La Cour suprême a du sang sur les mains ».

Des discours et des chants de ralliement tels que « Mon corps, mon choix » résonnaient par moments dans une foule dense, mais calme. Un rare militant anti-avortement — un homme très âgé — s’est aventuré avec son affiche dans la masse humaine. La foule, fort jeune en après-midi — et majoritairement féminine —, l’a laissé tranquille.

« Cela n’a rien à voir avec la protection de la vie. Ils veulent contrôler les femmes », a lancé, outrée, Aliya, 19 ans, venue avec deux amies.

« On vient de perdre l’un de nos droits de la personne les plus fondamentaux, le droit à notre autonomie », déplore de son côté Mckinley McConnell, 24 ans, alors qu’elle tenait dans ses mains une pancarte disant « On aurait dû avorter Kavanaugh », l’un des juges conservateurs de la Cour suprême.

Photo: Stéphanie Marin Le Devoir Plusieurs manifestants étaient encore rassemblés devant la Cour suprême à Washington vendredi soir, a pu constater le «Devoir». 

Pas de droit à l’avortement

« La Constitution américaine ne garantit pas le droit à l’avortement », écrit le juge Samuel Alito pour la majorité de la Cour, désormais dominée par des magistrats républicains. Il ne mâche pas ses mots à l’égard de la décision de 1973 Roe v. Wade : celle-ci était « totalement erronée dès le début », et « son argumentaire était exceptionnellement faible », écrit-il, car elle ne trouvait aucun appui dans les textes des lois, ni dans les précédents judiciaires, ni même dans l’histoire du pays.

Loin d’apporter un dénouement national sur la question de l’avortement, Roe a « enflammé le débat et creusé la division », ajoute-t-il.

Le jugement avait résisté à bon nombre d’attaques en justice depuis près de 50 ans.

La dernière en liste était une contestation d’une loi restrictive adoptée en 2018 par l’État du Mississippi, qui interdit les avortements au-delà de 15 semaines de grossesse, sauf en cas d’urgence médicale ou d’anomalie du foetus. La seule clinique d’avortement encore ouverte dans cet État, la Jackson Women’s Health Organization, a cherché à la faire invalider.

Devant la Cour suprême, de nombreux autres États se sont joints à la cause et en ont profité pour lui demander carrément d’invalider Roe v. Wade — ce qui est maintenant fait.

La dissidence démocrate

 

« Avec tristesse — pour cette Cour, mais surtout, pour les millions d’Américaines qui ont perdu aujourd’hui une protection constitutionnelle fondamentale —, nous inscrivons notre dissidence. »

Les trois juges démocrates de la Cour finissent en ces sombres termes les dizaines de pages de leur avis dissident : depuis un siècle, les jugements Roe et Casey « ont protégé la liberté et l’égalité des femmes » et leur droit de décider pour elles-mêmes si elles veulent ou non porter un enfant. Aujourd’hui, la Cour jette ce droit au rancart. « Elle dit qu’à partir du moment de la conception, une femme n’a plus de droits à proprement parler. Un État peut la forcer à mener sa grossesse à terme, peu importe l’exorbitant coût personnel et familial. »

« Mais peu importent les lois étatiques qui seront adoptées, un résultat de la décision d’aujourd’hui est certain : la réduction des droits des femmes et de leur statut en tant que citoyennes libres et égales. »

Dans la capitale du pays, les réactions politiques ont été nombreuses, le jugement divisant aussi les élus.

 

« Des lois d’États qui interdisent l’avortement sont mises en application dès aujourd’hui, ce qui menace la santé de millions de femmes, parfois sans exception », a indiqué le président des États-Unis, Joe Biden, qui s’est dit ébranlé par l’invalidation de Roe v. Wade.

Du côté républicain, le sénateur du Texas Ted Cruz a pour sa part qualifié ce jugement de « rien de moins qu’une victoire massive pour la liberté », qui aura pour effet de sauver la vie de « millions de bébés innocents ».

Un avenir inquiétant

 

Ce jugement fort attendu signifie aussi la fermeture de nombreuses cliniques où se pratiquaient encore des avortements dans des États conservateurs. Plus de 200 d’entre elles risquent de mettre la clé sous la porte rapidement, selon un récent rapport du groupe de recherche Advancing New Standards in Reproductive Health.

Les femmes qui habitent dans ces États et qui désirent une interruption volontaire de grossesse n’auront d’autre choix — si elles en ont les moyens financiers — que de traverser les frontières pour trouver une clinique dans un État où la procédure sera encore permise.

Dans certains États, rien ne changera : l’avortement demeurera vraisemblablement accessible comme avant. Mais dans plusieurs, il risque d’être interdit, sauf pour de rares exceptions. Et dans d’autres encore, il pourrait être un crime en tout temps, à la fois pour la femme qui veut l’obtenir et pour ceux qui lui viennent en aide.

« Je n’ai pas beaucoup d’espoir pour le futur », a déclaré sombrement Mckinley McConnell.

Chaya Silver, 64 ans, s’est dite « terrifiée pour l’avenir ». Son amie Lisa Leff a renchéri : ce n’est que le premier domino. « J’ai peur qu’il y ait un plan à long terme pour éliminer des droits qui ne cadrent pas avec les vues chrétiennes de certains. Ce sera quoi, la prochaine fois ? La contraception ? Le mariage entre personnes de même sexe ? »

Je suis tellement en colère, a déclaré Eric Stoddard, 49 ans, père d’un enfant homosexuel et d’un autre trans. Il craint aussi que le jugement de la Cour ne soit qu’un tremplin pour que les instances s’en prennent ensuite aux droits des minorités sexuelles.

De son côté, Stefan, âgé de 32 ans, s’est déplacé à la manifestation pour rappeler aux gens que « la décision rendue aujourd’hui ne reflète pas ce que la majorité des Américains pense ».

Il faut aller voter, a conclu Mckinley McConnell.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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