Sur la route de l’exil, les Ukrainiennes en proie à l’exploitation sexuelle

Au lendemain du 100e jour de l’invasion russe de l’Ukraine, Le Devoir se penche sur les victimes invisibles du conflit: les femmes ukrainiennes ayant pris la route de l’exil, en proie à l’exploitation sexuelle et financière.
Dès les premières heures de l’invasion russe, des centaines de milliers d’Ukrainiennes et leurs enfants ont afflué en Pologne. À la gare de Cracovie, la générosité était partout. Le chaos aussi. N’importe qui pouvait se présenter sur place avec un dossard jaune de bénévole pour convaincre une réfugiée de monter dans sa voiture ou son autobus. Une situation « extrêmement dangereuse » pour les Ukrainiennes, convoitées par les réseaux d’exploitation sexuelle à travers le monde.
« Dans les jours précédant l’invasion, on pouvait déjà voir sur le dark Web des conseils et des astuces pour tenter de persuader une Ukrainienne de vous suivre ou de venir habiter chez vous », raconte Shirin Tinnesand, coordonnatrice du dossier migration et réfugiés chez Wadi, un organisme international de défense des droits des réfugiés et des femmes.
À la demande d’organismes locaux, Shirin, qui habite en Norvège, s’est rendue à Cracovie dès les premiers jours de la crise pour offrir son expertise (acquise notamment dans le camp de réfugiés de Lesbos, en Grèce) afin d’assurer la sécurité des réfugiées. « C’était le désordre total quand je suis arrivée à la gare, se souvient-elle. Il y avait plein de gens avec des pancartes qui approchaient les réfugiées pour les emmener dans des autobus. Mais personne ne savait qui ils étaient et où ils emmenaient ces réfugiées. Il n’y avait aucune surveillance. »
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Ce texte fait partie de notre section Perspectives.Dans le tumulte, Shirin a rapidement repéré un groupe de trois hommes qui agissaient de manière suspecte. « Ils s’approchaient presque exclusivement des jeunes femmes qui voyageaient seules, rapporte-t-elle. Ils avaient des badges faits à la main [en plus de dossards jaunes] et ils proposaient aux femmes de prendre un bus pour l’Allemagne, où elles allaient être logées et nourries pendant un an. » Une proposition d’autant plus étrange que des liaisons ferroviaires gratuites étaient offertes à ce moment pour l’Allemagne.
Inquiète de la situation, la jeune femme a filmé la scène et l’a transmiseà la police de Cracovie, qui serait intervenue et aurait interrogé un des hommes. La police n’a pas répondu dans l’immédiat à nos demandes d’informations sur cet incident.
Vérification des bénévoles
Beaucoup d’ONG étaient pourtant présentes à la gare de Cracovie, « mais elles étaient davantage occupées à distribuer de l’eau et de la nourriture qu’à assurer la sécurité des réfugiées », se désole Shirin. Pour rectifier la situation, une réunion a été organisée avec les organismes présents et une structure a été déployée à la hâte « pour que n’importe qui ne puisse plus se procurer une veste jaune de bénévole et venir à la gare en agissant comme une figure d’autorité ».
Un système de vérification de l’identité des bénévoles et de suivi auprès des citoyens qui offraient un transport aux réfugiées a été mis sur pied. « On a pu reprendre le contrôle de la gare assez rapidement, relate Shirin. Par la suite, des gares de Berlin et de Varsovie m’ont contactée pour déployer la même structure chez elles. »
Mais, même là, des situations suspectes ont continué de survenir de temps à autre. « On a reçu un courriel d’une compagnie de transport étrangère qui voulait s’assurer que les réfugiées qu’elle relocaliserait avaient de belles dents et qu’elles avaient l’air en santé. Mais qui demande ça ? » lance Shirin, exaspérée. Des réfugiées se sont aussi fait demander de l’argent pour un transport qui avait été annoncé comme étant gratuit.
Ligne d’aide
Après avoir constaté la dangerosité de la situation qui régnait à la gare de Cracovie, la journaliste d’origine ukrainienne Nastya Podorozhnhya — qui habite en Pologne depuis plusieurs années — a décidé de lancer la ligne d’aide Martynka, exclusivement destinée à soutenir les réfugiées ukrainiennes en Pologne.
« Personne, au début, ne pensait à la sécurité. Il n’y avait aucune prise de conscience quant au sérieux de cet enjeu, déplore-t-elle. Quand on voulait poser des affiches pour mettre lesréfugiées en garde contre le trafic humain, on nous demandait si on ne leur faisait pas plutôt peur. »
Et pourtant, chaque fois que des crises provoquent des mouvements de réfugiés, la route de l’exil se tapisse de situations d’exploitation dans lesquelles plusieurs peuvent sombrer. Comme cette réfugiée, qui habitait chez un Polonais, qui a contacté Martynka au milieu de la nuit pour obtenir du soutien après avoir subi des violences sexuelles. « Mon vagin saigne. J’ai besoin de voir un médecin », a-t-elle dit à Nastya.
La dame avait trouvé refuge avec sa fillette chez ce Polonais, avec qui elle entretenait une relation à distance avant la guerre. « Elle était dépendante de cet homme puisqu’elle vivait chez lui [depuis le début de l’invasion] », explique Nastya.
Personne, au début, ne pensait à la sécurité. Il n’y avait aucune prise de conscience quant au sérieux de cet enjeu. Quand on voulait poser des affiches pour mettre les réfugiées en garde contre le trafic humain, on nous demandait si on ne leur faisait pas plutôt peur.
Ou comme ces réfugiées qui se sont tournées vers Martynka après avoir été victimes de fraude au moment de la location d’un appartement. « Les réfugiés sont souvent victimes d’arnaques, parce qu’ils sont vulnérables. Ils ne connaissent pas les règles, ils veulent faire confiance, ils ne veulent pas trop poser de questions quand on les aide, car ils veulent être aimables dans ce pays qui les accueille », souligne Nastya.
En créant Martynka, la jeune femme a voulu offrir aux réfugiées ukrainiennes une oreille attentive, la possibilité de discuter dans leur langue des défis inhérents à l’exil. Depuis sa mise en service, quelque 200 demandes d’aide ont été reçues — principalement pour l’obtention de soutien au logement, la traduction de documents ou l’orientation vers des ressources psychosociales.
Tournée diplomatique
Pendant que des organismes s’affairent sur le terrain à protéger les réfugiées ukrainiennes et à leur rappeler qu’elles méritent de vivre dans la dignité, la députée ukrainienne Lesia Vasylenko fait résonner cet enjeu sur la scène diplomatique. Depuis le début de l’invasion russe, la députée a effectué des missions en France, au Royaume-Uni, en Belgique, en Pologne et en République tchèque pour sensibiliser les gouvernements étrangers à ces dangers.
« Tous ces crimes-là [liés à l’exploitation des réfugiées] passent sous la table, déplore-t-elle en entrevue au Devoir. C’est très difficile de les repérer puisqu’ils sont très bien masqués. Et en temps de guerre, ils s’intensifient. »
Pour éviter que les réfugiées ne tombent entre les griffes de criminels, davantage d’informations doivent être disponibles en ukrainien ou en russe dans les pays d’accueil, affirme-t-elle, afin que les réfugiées soient prises en charge par les ressources officielles plutôt que par des réseaux obscurs.
« On essaie aussi de convaincre les gouvernements d’instaurer des lignes d’urgence pour aider les Ukrainiennes qui ont des questions ou qui ont été victimes d’un crime. » Pour l’instant, peu de cas d’exploitation sexuelle ou d’exploitation liée au travail ont été officiellement recensés. « Mais on sait que ces crimes-là existent, signale Lesia Vasylenko. Ce n’est qu’une question de temps [avant qu’ils soient davantage dénoncés]. »
Points de contact
Pour suivre les femmes tout au long de leur parcours migratoire et ainsi éviter qu’elles ne tombent aux mains de trafiquants, l’organisme roumain eLiberare a mis sur pied un modèle d’intervention appelé Kompass. Grâce au soutien d’intervenants, les réfugiéesélaborent un plan personnalisé de leur voyage, qui inclut des lieux d’hébergement sécuritaires et des points de contact dans divers pays. « Si une personne manque de se présenter à un point de contact, notre équipe peut intervenir à travers des organismes partenaires ou les autorités locales du pays », explique la directrice, Loredana Urzica-Mirea.