Les images citoyennes comme preuve de crimes de guerre

Des vidéos et des photos prises par les Ukrainiens avec leurs téléphones cellulaires pourront, comme jamais auparavant dans l’histoire, aider les enquêteurs de la Cour pénale internationale à monter leur dossier criminel contre l’envahisseur russe. Mais ces précieuses images obtenues en temps réel comportent aussi leur lot de défis, dont leur quantité colossale, et la difficile tâche de séparer le vrai des deepfakes et de la désinformation plantée pour brouiller les cartes.

Pour faire condamner un criminel de guerre, il faut apporter la preuve. Beaucoup de preuves.

 

C’est pourquoi les enquêteurs de la Cour pénale internationale (CPI), aidés de ceux de plusieurs pays, dont le Canada, s’activent sur le terrain, alors que les bombes et les tirs de mitraillette terrorisent toujours. La CPI peut poursuivre au criminel des individus — et non des États — et pour cette raison, un lien doit être fait entre une personne déterminée et un crime — une tâche des plus ardues.

À leur collecte d’information sur de possibles crimes de guerre et de crimes contre l’humanité s’ajoute tout ce que des citoyens ordinaires ont récolté à l’aide d’un objet de tous les jours : un simple téléphone cellulaire.

Ce type de preuves numériques recueillies par des civils a déjà servi devant la CPI, par exemple depuis 2011 pour la guerre en Syrie, « baptisée la première guerre YouTube » vu le nombre important de vidéos diffusées sur cette plateforme, et lors de procédures préliminaires contre le Lybien Al-Werfalli, et aussi contre Al Mahdi pour des attaques au Mali. 

Mais jamais encore lors de procès.

 

Si ce type de preuve sert à faire condamner des criminels de guerre, il s’agirait là d’une première, indique Konstantina Stavrou, une chercheuse de l’Institut des droits de la personne et des droits fondamentaux Ludwig Boltzmann, situé à Vienne.

Selon elle, l’un des grands avantages des images et des enregistrements captés par des Ukrainiens est qu’ils démontrent ce qui s’est produit — en temps réel.

À cela s’ajoutent les publications mises en ligne sur Facebook, et même les messages privés, précise la chercheuse du programme des droits de la personne et du droit criminel international de l’Institut, spécialisée notamment en ce type de « preuves générées par les utilisateurs ».

On est loin de la Seconde Guerre mondiale, qui a vu des enquêteurs munis de caméras arriver des mois après les atrocités, quand la preuve des crimes avait été camouflée, parfois au fond des charniers. Elle rapporte ces exemples récents de villages au Myanmar entièrement rasés pour cacher les atrocités y ayant été perpétrées.

En Ukraine, les vidéos montrent les bombes alors qu’elles explosent, et les cadavres avant qu’on ne les ait fait disparaître. Des applications comme e-Enemy permettent aussi de signaler les mouvements des troupes russes, et de cumuler les preuves incriminantes.

Parfois, les enquêteurs se voient aussi bloquer l’accès au territoire où se déroule un conflit armé, comme ce fut le cas au Myanmar, souligne Mme Stavrou. Les civils qui y sont coincés, eux, peuvent accomplir ce précieux travail.

Cela permet aussi de faire le lien entre un crime et la personne qui l’a perpétré, ce que les enquêteurs qui arrivent longtemps après le fait peinent à faire.

À ce sujet, elle rappelle qu’en ex-Yougoslavie, la seule découverte des charniers n’a pas été suffisante pour identifier les coupables alors que différents groupes s’accusaient mutuellement d’en être responsables.

Ainsi, « ces preuves numériques fournissent des informations sur l’endroit précis où le crime aurait été commis, l’heure et la méthode d’exécution » et apportent crédibilité aux récits des témoins.

Des outils fragiles

 

Ce genre de « preuves citoyennes » comporte son lot de défis, avertit la spécialiste, car « l’information peut être manipulée ou falsifiée ». Heureusement, des sites d’investigation comme Bellingcat veillent au grain. Ses spécialistes ont récemment déboulonné des allégations de la Russie selon lesquelles des morts à Boutcha n’étaient qu’une mise en scène réalisée à l’aide d’acteurs.

Pour qu’une vidéo ou une photo soit introduite en preuve devant la Cour, il faut qu’elle soit authentifiée, c’est-à-dire que l’on doit établir la plupart du temps sa provenance, ainsi que le lieu et la date de ce qui est représenté. Des applications pour téléphones intelligents ont été développées dans ce but, dont EyeWitness, créée par l’Association internationale du barreau. Avec elle, l’information est automatiquement archivée avec toutes les métadonnées. Évidemment, les citoyens ne connaissent pas forcément ces applications quand les tanks envahissent leur village, mais le Barreau forme les organisations de la société civile, assure Mme Stavrou.

Par ailleurs, la quantité d’éléments de preuve ainsi recueillie pose de grands défis de cueillette et d’archivage. Plus de 300 000 éléments ont déjà été archivés pour l’invasion en Ukraine, selon la firme Mnemonic, qui aide les organisations de défense des droits de la personne à documenter les crimes : selon elle, 80 % de ces éléments sont des vidéos d’une ou deux minutes.

En Syrie, la quantité de données était telle que, si une personne avait dû regarder tous les vidéos soumises, cela lui aurait pris 40 ans, sans arrêter, illustre Mme Stavrou.

La sécurité des citoyens qui transmettent de la preuve est aussi un sujet de préoccupations alors qu’ils peuvent être victimes de représailles.

Les futures procédures permettront de voir comment ce « registre numérique de preuves sans précédent » sera utilisé devant le tribunal. « Cela permettra d’établir des balises pour l’avenir. »

Malgré des défis, comme l’inquiétude suscitée par des « deepfakes » de mieux en mieux réalisés — et donc plus difficiles à débusquer —, il y a sans aucun doute « plus d’avantages que de désavantages » à se servir, dans le cadre de procès, de toute cette preuve recueillie pas les citoyens, estime Mme Stavrou, afin que justice soit rendue — plus rapidement que jamais.

Et afin de montrer aux criminels de guerre « qu’il n’y aura pas d’impunité ».

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