Que vaut la surprise des Occidentaux face aux exactions de la Russie en Ukraine?

Même dans la guerre, il y a des règles. Certains belligérants tendent à les respecter, d’autres s’en moquent. On savait que la Russie ne s’était pas gênée dans les dernières années pour s’en prendre à des civils. Il y avait eu la Tchétchénie, la Géorgie et la Syrie. L’OTAN avait de surcroît annoncé que l’Alliance n’interviendrait pas pour chasser l’armée russe du territoire ukrainien. L’Occident peut-il vraiment s’étonner de découvrir que les troupes de Vladimir Poutine tuent, violent et détruisent comme bon leur semble ? Ou n’y a-t-il pas là une forme d’hypocrisie ?

La semaine dernière, alors que les pays occidentaux dénonçaient d’une voix unie les exactions commises à Boutcha, en banlieue de Kiev, le président américain, Joe Biden, rappelait qu’il avait déjà qualifié son homologue russe de « criminel de guerre ». Aucune surprise, donc, à découvrir ce dont le haut commandement russe est capable, a-t-il laissé entendre.

« Ce gars est brutal, ce qui se passe à Boutcha est scandaleux, et tout le monde l’a vu », avait déclaré le président américain, avant de demander que Vladimir Poutine « rende des comptes ».

« On ne peut effectivement pas se surprendre que la Russie se rende jusque-là », analyse François Audet, professeur à l’UQAM et directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal. Surtout après que les militaires russes ont été frustrés dans leur volonté de faire tomber Kiev en quelques jours.

« Ils sont devenus ce qu’ils ont été dans l’histoire récente et ce qu’ils sont ailleurs dans le monde en attaquant les civils, les systèmes d’infrastructures sociales, de santé et humanitaires en tant que moyens pour démoraliser la population et gagner la guerre », poursuit l’ex-humanitaire.

Commandement chaotique

 

On pouvait donc se douter qu’ils iraient jusque-là. « Mais que ça se passe au début du conflit, c’est tout de même étonnant, souligne Viktor Konstantynov, professeur à l’Université Taras Shevchenko de Kiev, où il se trouve toujours. Je savais qu’il y aurait des victimes civiles, mais c’est un choc de découvrir l’ampleur des atrocités et d’apprendre que les civils ont été ciblés délibérément. »

Avec l’arrivée de combattants étrangers provenant de Syrie et de Tchétchénie, le commandement militaire russe devient plus chaotique, souligne François Audet. « Il ne faut pas se surprendre que, dans un appel international pour faire la guerre, la hiérarchie militaire ne soit plus respectée comme dans un système où les règles de droit sont suivies. »

Des règles de droit auxquelles les démocraties occidentales et leurs populations sont habituées à répondre, ajoute l’universitaire. « Et là, on est face à un État qui ne vit pas dans les règles de droit et dont les intentions visent littéralement à décapiter ce système de droit [en Ukraine]. » Avec les conséquences qui s’ensuivent et qui font fi des promesses du « plus jamais ».

Pour Christian Nadeau, professeur de philosophie politique à l’Université de Montréal, s’il y a une hypocrisie de l’Occident, elle se situe plutôt dans le fait d’avoir mené l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie. « Et dans cette mise en scène de sanctions qui, jusqu’à maintenant, sont relativement superficielles par rapport au véritable effort qui consisterait à se retirer complètement de l’achat de gaz russe [particulièrement par les pays européens, dont l’Allemagne] », souligne-t-il.

Ligne rouge

 

Si les Marioupol, Boutcha, Kramatorsk et autres théâtres d’horreur continuaient à s’accumuler, ou si la Russie en venait à utiliser des armes nucléaires tactiques ou des armes chimiques en Ukraine, la pression morale sur l’Occident deviendrait-elle à ce point insoutenable qu’elle mènerait à une intervention militaire ? « Non, souffle Viktor Konstantynov. Si les pays occidentaux avaient voulu participer à cette guerre, ils auraient déjà eu suffisamment de raisons pour se joindre aux combats. Plus personne ici n’attend que la cavalerie vienne le sauver. »

François Audet rappelle à cet égard qu’en 2012 le président américain de l’époque, Barack Obama, avait tracé une ligne rouge en menaçant le régime syrien de Bachar el-Assad « d’énormes conséquences » s’il utilisait des armes chimiques contre sa population. Or, les armes chimiques avaient été utilisées, et aucune intervention n’avait eu lieu. Peu importe ce qu’il arrive en Ukraine, « je n’ai pas l’impression que l’Occident va aller au-delà de ce qu’il fait actuellement en soutenant militairement l’Ukraine et en frappant le cœur économique de la Russie », dit le politologue.

Il ne faudra donc pas se surprendre si d’autres charniers sont mis au jour ou si d’autres attaques contre des civils surviennent, prévient François Audet. Des violations du droit de la guerre qui pourraient, une fois de plus, se dérouler en toute impunité, puisque les probabilités que des dirigeants russes soient traduits devant la justice internationale sont relativement minces.

Même si Poutine et ses collaborateurs ne se font jamais arrêter et que la salle d’audience du Tribunal pénal international demeure vide, les deux universitaires croient que l’effort de documentation n’est pas vain. « S’il y a eu un crime, il devrait y avoir une réponse morale et juridique possible, mentionne Christian Nadeau. Les élites politiques, ce qui les intéresse d’abord et avant tout, c’est que ça fait partie d’un panorama de rhétorique guerrière. Mais ce n’est pas là [que résident] les promesses du droit international. »

De Kiev, Viktor Konstantynov dit espérer que le conflit se terminera rapidement en faisant le moins de victimes possible. Un vœu aux allures de mirage. « Même moi, je ne fais plus confiance à mon espoir », laisse-t-il tomber.

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