La crise russo-ukrainienne vue par la géographie

La Russie se sent depuis toujours menacée géopolitiquement du côté de ses plaines du Nord. En photo, une mosaïque dans la ville de Rostov-sur-le-Don.
Photo: Olga Maltseva Agence France-Presse La Russie se sent depuis toujours menacée géopolitiquement du côté de ses plaines du Nord. En photo, une mosaïque dans la ville de Rostov-sur-le-Don.

Pour comprendre l’histoire, la politique et la guerre, rien ne vaut la géographie. Et selon l’observation du géographe Waldo R. Tobler (1930-2018), la première loi de sa discipline va comme suit : « Toutes les choses sont liées entre elles, mais les choses proches s’avèrent plus liées que les choses éloignées. »

Dura lex… La précision comme la justesse de cette règle fondamentale se confirment encore dans la crise russo-ukrainienne, qui connaît des développements tragiques. « La Russie considère que la quinzaine des ex-républiques soviétiques et l’Ukraine au premier chef font partie de son étranger proche, selon la vieille formule soviétique encore employée par Vladimir Poutine », relève Étienne Berthold, géographe, professeur à l’Université Laval et spécialiste de l’URSS et de la Russie.

« Pour les Ukrainiens, surtout les Ukrainiens ethniques, c’est une tragédie. Pour la Russie, il s’agit plutôt d’assumer une forme d’impérialisme qui n’a d’ailleurs jamais été sacrifiée depuis la fin de l’URSS, en 1991. Il y a là quelque chose de très fort dans la logique politique et dirigiste russe. »

Il y avait même un empire russe avant l’URSS, et la volonté impériale a donc survécu à la chute du communisme. Le seul et unique recensement de la population réalisé dans l’empire russe des tsars en 1897 avait dévoilé un foisonnement unique au monde de langues, d’ethnies et de religions réparties de l’Europe à l’Asie, de l’Arctique au Caucase.

Pour l’URSS, les lignes de démarcation périphériques servaient à repousser les étrangers tout en empêchant les nationaux de s’expatrier. À l’intérieur même de la fédération, par contre, la frontière demeurait une réalité assez aléatoire et souvent malléable.

« L’empire russe d’avant la Révolution était composé de principautés et de provinces, explique le professeur Berthold. L’URSS a pris une expansion encore plus grande. Après la Deuxième Guerre mondiale, Staline est allé chercher les pays baltes et des territoires en Asie centrale. Mais entre 1922 et 1991, les frontières intérieures étaient factices. Elles existaient, mais sur papier. Les frontières entre les 15 républiques à l’intérieur de la fédération étaient arbitraires. »

Le cas de la Crimée illustre les conséquences de cette souplesse frontalière. La région fait partie du monde gréco-romain dans l’Antiquité, puis byzantin au Moyen Âge, avant de passer dans l’Empire ottoman jusqu’à son rattachement à l’empire russe, à la fin du XVIIIe siècle. Elle est cédée à la République socialiste d’Ukraine par l’URSS en 1954 et y obtient un statut de république autonome (sauf pour le grand port stratégique de Sébastopol). La Crimée fait sécession et est finalement annexée à la Russie en 2014. Les Russes disent plutôt que la péninsule criméenne a été incorporée, tout simplement.

La région du Donbass, au centre des tensions actuelles, est elle-même partagée entre l’Ukraine et la Russie et semble à son tour sur le point de basculer dans le giron de Moscou. Elle abrite une forte proportion de russophones et même de Russes ethniques. En même temps, les tensions en cours galvanisent un nationalisme ukrainien dans la partie occidentale du pays.

 

« Poutine a dit qu’il reconnaissait l’autonomie du Donbass, dit le professeur de géographie. On n’est pas encore dans un processus d’incorporation. Mais ça pourrait venir, et même venir d’un conflit armé, cette fois. »

L’ennemi extérieur

Le grand reporter Tim Marshall a rappelé dans Prisoners of Geography (2015) que la paranoïa russe sur son front occidental se justifiait pleinement. Pas besoin d’avoir fréquenté l’académie militaire de Moscou pour penser aux invasions française au XIXe siècle et allemande au XXe. Seulement, Napoléon comme Hitler l’ont appris à la dure : cette ligne de démarcation longue de plus de 5000 km se laisse percer, mais se referme rapidement comme un piège.

La Russie se sent depuis toujours menacée géopolitiquement du côté de ses plaines du nord, de la mer Baltique jusqu’en Allemagne en passant par la Pologne. De son point de vue, l’Ukraine agit en zone tampon entre l’Occident (en fait l’OTAN) et l’empire russe. D’ailleurs, étymologiquement, « Ukraine » désigne une marche, un fief dans une zone frontalière chargée de défendre les territoires voisins. Toutes les choses sont liées entre elles…

Le bloc occidental a déjà manqué à la promesse faite à l’ancien bloc de l’Est de ne pas étendre son alliance militaire après la levée du rideau de fer et la réunification des Allemagne. La Hongrie, la Pologne et la République tchèque ont été vite intégrées à l’OTAN. L’aide militaire fournie à l’Ukraine (y compris par le Canada avec des instructeurs) va dans le même sens, selon Moscou. L’« otanisation » de la Roumanie et de la Bulgarie a aussi beaucoup, beaucoup énervé la Russie.

« Chez les poutiniens, il existe un sentiment partagé de trahison par rapport aux ententes faites dans un contexte catastrophique pour l’URSS, qui allait très mal économiquement et qui était rendue au bout de ses capacités militaires à la fin du XXe siècle, dit le professeur de l’Université Laval. Quand les anciens pays du bloc de l’Est ont adhéré pour la plupart aux conventions occidentales et à l’OTAN, les dirigeants russes ont décidé que cette transformation n’affecterait pas leur étranger proche. »

Un axe eurasiatique

 

La perspective géographique permet aussi une compréhension du jeu d’alliances qui s’opère entre la Russie et la Chine, dans un étranger lointain pour les Occidentaux, pourrait-on dire. Le président Poutine a rencontré son homologue Xi juste avant les Jeux de Pékin. La traditionnelle trêve olympique a été respectée, mais Moscou a déclenché la crise internationale moins de 48 heures après la cérémonie de clôture des JO.

Le front occidental de la Russie ne doit pas non plus nous faire oublier que ce pays impérial s’étend jusqu’à la mer d’Okhotsk. Le rapprochement entre les deux puissances orientales pourrait signaler la constitution d’un bloc eurasiatique craint par les stratèges occidentaux depuis trois siècles. Le géographe britannique Halford J. Mackinder (1861-1947), considéré comme le père fondateur de la géopolitique, expliquait déjà que pour dominer le monde, il faut se trouver un point de bascule géographique.

« Pourrait-on évoluer vers une consolidation axiale Chine-Russie ? Je ne saurais répondre, dit le professeur Berthold. Pour l’instant, il faut écouter ce qui se dit de tous les côtés. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, qui est là depuis aussi longtemps que Poutine, décrit les Occidentaux comme des hystériques. […] En même temps, on n’est plus dans les années 1950, au moment de la guerre de Corée, quand nous sommes passés à deux cheveux d’utiliser l’arme nucléaire. Je ne vois pas maintenant d’autre voie qu’une désescalade où chacun essaie de garder son calme. Sinon, ce serait très dangereux… »

L’Occident fait bloc contre l’invasion russe de l’Ukraine



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