Une vague normalité à la frontière russo-ukrainienne

« Suivez-moi, je vais vous montrer le meilleur endroit pour voir la Russie. » En bordure du village frontalier de Strilecha, près de Kharkiv, dans le nord-est de l’Ukraine, des champs de terre et de glace s’étendent sur des kilomètres, faisant fi des lignes de démarcation au cœur d’une crise internationale. À côté de sa Jigouli (nom donné aux Lada en Ukraine) bleu pâle 1971, l’homme pointe, à quelques centaines de mètres de là, une rangée d’arbres à partir de laquelle s’étire la contrée de Vladimir Poutine.
Dans ce village couvert de neige, la vie suit son cours presque comme à l’habitude, malgré la menace d’un conflit armé imminent. « Nous voulons la paix, mais nous sommes prêts à nous défendre si la Russie nous envahit », soutient le maire, Kylykov Juriv, rencontré un peu plus loin.
Aucune présence militaire n’est visible dans la bourgade de 1500 âmes. Mais si l’armée russe franchit les champs enneigés, des citoyens de Strilecha prendront les armes, assure le maire Juriv. « Les gens parlent russe ici, mais nous sommes pro-ukrainiens. »
Pendant qu’un vent glacial balayait jeudi les deux côtés de la frontière, Myhailo se rendait à pied dans la petite épicerie de Strilecha. Comme plusieurs autres habitants résidant aux portes de la Russie, il ne croit pas en l’imminence d’un conflit.
« Je ne vois aucun soldat russe », lance-t-il avec scepticisme en pointant en direction de la Russie. « Tout ça, c’est un mensonge. On nous répète en boucle qu’il y a des milliers de soldats de l’autre côté de la frontière. Mais il n’y a pas encore eu de guerre, et il n’y en aura pas », clame-t-il.
La quasi-totalité des Ukrainiens établis dans la région de Kharkiv sont russophones, et la plupart ont de la famille de l’autre côté de la ligne de démarcation. « On est des frères slaves », lance Myhailo avant de tourner les talons abruptement, son chien-saucisse tremblant littéralement de froid à ses côtés.

Quelques mètres plus loin, un monument soviétique rendant hommage aux soldats tombés au combat pendant la Deuxième Guerre mondiale rappelle l’histoire commune qui lie les deux pays. « Je suis née en URSS et je me souviens très bien du conflit qu’on avait avec les États-Unis », mentionne Lydya Zheltyhina, en rentrant chez elle les bras chargés de courses dans le village de Mali Prokhody, à une vingtaine de kilomètres de la frontière.
« L’armée russe ne fait qu’un exercice militaire en ce moment, dit-elle. Les soldats russes ne nous attaqueront pas. La Russie n’est pas une ennemie de l’Ukraine. »
À la radio comme à la télévision, de nombreuses chaînes de Russie informent les Ukrainiens habitant près de la frontière. Des chaînes qui diffusent la propagande du Kremlin par-delà le territoire russe, estiment certains.
En déposant ses sacs au sol, Lydya Zheltyhina dit être davantage préoccupée par l’idée que les États-Unis établissent un jour une base militaire en Ukraine [par l’entremise de l’OTAN] que par une invasion russe. « Et ce n’est pas vrai que c’est l’armée russe qui occupe le Donbass depuis 2014. Ce sont des combattants ukrainiens. »
Ce sont les États-Unis et l’Union européenne qui influencent l’issue de ce conflit, davantage que la Russie et l’Ukraine.
Journée normale
Sur la route menant au poste-frontière de Kozacha Lopan, une file de camions s’étire sur des kilomètres avant de pouvoir atteindre le bitume russe. « Je suis arrivé hier après-midi, et j’en ai encore pour deux ou trois jours », indique Ahmad Nazarov, parti du Tadjikistan.
Une situation qui n’a rien d’exceptionnel, affirme, quelques camions plus loin, Sergey. « C’est toujours long comme ça. Je ne suis pas du tout inquiet de traverser la frontière. »
L’homme, qui arbore une dent en or, dit néanmoins espérer de la stabilité pour son pays. « Ce sont les États-Unis et l’Union européenne qui influencent l’issue de ce conflit, davantage que la Russie et l’Ukraine », affirme-t-il.
Quelques personnes, bien emmitouflées, franchissent à pied les contrôles frontaliers. Un homme serre un proche dans ses bras avant que celui-ci s’éloigne vers la Russie, une valise à la main. Une dame rentre en Ukraine avec comme seul bagage un sac en plastique bleu. « Mes parents habitent en Russie, dit-elle. On est le même peuple. »
Alors que les services de renseignement américains continuent d’affirmer qu’une attaque russe en Ukraine est imminente, aucune tension n’était visible jeudi dans ce lieu de passage. « C’est une journée normale, a indiqué un soldat de la patrouille frontalière qui n’a pas voulu se nommer puisqu’il n’est pas autorisé à parler aux médias. Il n’y a ni plus ni moins de personnes qu’à l’habitude. »
Sur la route, un panneau de signalisation demande toutefois aux Ukrainiens de contacter les services de sécurité s’ils rencontrent un séparatiste pro-russe dans la région. Un rappel que le pays est déchiré depuis huit ans par un conflit armé ayant causé la mort de plus de 14 000 personnes dans le Donbass et ayant mené à l’annexion de la Crimée par la Russie.

Républiques autonomes
En 2014, après que des séparatistes pro-russes eurent déclaré l’indépendance de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Lougansk, dans la région du Donbass, des militants pro-russes avaient brièvement occupé en avril l’hôtel de ville de Kharkiv. Une république autonome y avait été proclamée avant que les forces ukrainiennes reprennent, quelques heures plus tard, le contrôle de la deuxième ville d’Ukraine.
Un mouvement pro-russe est toujours présent à Kharkiv, et Andriy Lesyk en est une des figures de proue. « La Russie et l’Ukraine ne forment qu’un peuple, affirme sans détour le conseiller municipal. Je pense que c’est impossible de se sentir ukrainien et de détester la Russie. »
Selon le politicien, les problèmes que l’Ukraine vit en ce moment prennent leurs racines dans l’ingérence occidentale. « Il n’y a pas de conflit entre la Russie et l’Ukraine. Nous partageons les mêmes valeurs slaves et orthodoxes. Ce sont les pays occidentaux qui créent des problèmes en Ukraine. »
D’un ton affirmé, Andriy Lesyk dit ne pas croire en l’authenticité des valeurs occidentales de démocratie et de liberté de parole. « Regardez comment le président ukrainien, Zelensky, a fait fermer des chaînes de télévision de l’opposition », dénonce-t-il.
L’Ukraine doit demeurer un État neutre, souligne l’homme, en faisant écho aux demandes répétées de Vladimir Poutine. « En ce moment, les États-Unis essayent d’instrumentaliser l’Ukraine pour qu’elle fasse partie de l’OTAN. Mais l’Ukraine ne doit faire partie d’aucun bloc. »
Cri de ralliement
En sillonnant les routes près de la frontière russe dans la région de Kharkiv, jeudi, Le Devoir n’a vu aucun déploiement militaire ukrainien. Croisé àTchouhouïv, près d’une base militaire, le sergent Oleg (qui n’a pas voulu donner son nom de famille puisqu’il n’est pas autorisé à parler aux médias) attendait son autobus.
Bien que l’armée ukrainienne ne soit pas visible dans la région, il a assuré que les militaires étaient prêts à réagir en cas d’attaque russe. « On reste pour l’instant sur les bases militaires », a-t-il dit. Les troupes ukrainiennes sont calmes et confiantes, a-t-il ajouté, malgré les tensions de plus en plus vives dans le Donbass.
« Ça fait huit ans qu’on est en guerre,précise le militaire. Il n’y a pas de panique. Des soldats russes tirent tous les jours sur des positions ukrainiennes dans le Donbass. Il n’y a rien de nouveau jusqu’à maintenant. »
Aujourd’hui, comme hier et probablement demain aussi, un seul homme sait si le ciel ukrainien s’assombrira. « Putin khuylo ! » lance le militaire en pouffant de rire. Un véritable cri de ralliement qui résonne depuis des mois un peu partout en Ukraine. « Poutine est un connard, répète Oleg en haussant les épaules. Je n’ai rien d’autre à dire. »
Avec Vitalii Ovcharenko et Bohdan Chaban
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.