Les colons de Gaza se préparent au départ
Assis sur le toit de sa maison, Socrate Soussan ne se lasse pas d'admirer le soleil couchant, qui dessine des plaques d'argent scintillant sur le bleu cobalt de la Méditerranée. «C'est le paradis, ici, le paradis.» L'air est doux, des oiseaux pépient, les palmiers oscillent au-delà des dunes et le regard rebondit sur les jolies maisons blanches qui entourent celle de cet homme court et solide de 48 ans. Le paradis, sans doute. À condition de ne pas voir, sur la gauche, la clôture qui sépare les colonies de Gouch Katif de la frontière égyptienne, ni là-bas les miradors qui veillent sur les villages palestiniens d'El Mawassi, à condition encore de ne pas prêter attention aux rafales de mitrailleuse qui commencent à percer la quiétude du soir, à condition toujours d'oublier le Smith et Wesson que Socrate porte à la ceinture de son short en jean.
Car ce paradis est un paradis dangereux: pour beaucoup des quelque 8000 habitants des colonies israéliennes implantées dans la bande de Gaza, la vie quotidienne est une source d'angoisse. Toutes les nuits s'égrènent les tirs de mitrailleuse de l'armée, les coups sourds des mortiers palestiniens, les répliques stridentes des chars israéliens. Il n'est pas de jour où l'on ne rapporte qu'un obus est tombé dans la serre d'untel ou à côté de la maison de tel autre. Et chaque semestre est assombri de la mort d'un colon, comme ce 2 mai où une jeune femme, Tali Haluel, a péri dans sa voiture, avec ses quatre enfants, mitraillés à bout portant lors d'une embuscade sur la route qui conduit de Gouch Katif au reste du pays. «Quand un drame pareil se produit, c'est d'autant plus terrible que tous les gens se connaissent», dit Roxane Chemla, installée dans le village de Neve Dekalim.Des miracles
La plupart des colons sont très religieux et disent s'habituer à cette violence qui imprègne toute leur vie: «On a vu énormément de miracles se produire, on ressent une certaine providence, dit Laurence Beziz, dans sa vaste cuisine américaine. On est entre les mains de Dieu. Et malgré tout ce qu'on traverse, on a une vie très pleine, avec beaucoup de satisfaction.» Mais d'autres craquent et avouent ne plus supporter ce paradis que règle le bruit des fusils: «Si cela ne tenait qu'à moi, dit Brigitte Soussan, on serait partis depuis longtemps.»
Brigitte se rappelle les temps les plus durs de la deuxième intifada, en 2000 et 2001, quand on conduisait les enfants à l'école en les allongeant par terre dans la voiture, enfouis sous des sacs de sable, pour les protéger d'éventuels tirs. Même maintenant, si la tension s'est beaucoup relâchée, la vigilance reste constante. Les enfants ne peuvent aller partout, et lorsque Socrate passe dans une petite usine installée non loin de sa maison de Rafiah Yam, il interdit à ses deux garçons de neuf ans de descendre de voiture, de crainte que d'hypothétiques tireurs embusqués ne les prennent pour cibles. Rarement plus d'un kilomètre sépare les villages juifs des agglomérations palestiniennes.
C'est dans ce contexte d'inquiétude permanente qu'est survenu le plan Sharon de retrait de Gaza, annoncé en février 2004 et confirmé par le gouvernement le 6 juin. Malgré la mobilisation des colons et de la droite israélienne, le premier ministre est resté inflexible, s'appuyant sur les sondages qui montrent que la majorité de la population du pays est favorable au retrait. Et maintenant, l'avenir se bouche pour ces colons qui se voyaient comme la pointe avancée du sionisme et qui peinent à croire qu'Israël leur retire son soutien.
Incertitude
«On est déboussolés», résume Avraham Berrebi, un des porte-parole des colons de Gaza. Certains refusent encore d'admettre ce futur: «Je ne crois pas qu'on va partir, dit Chavit Guedz, qui dirige une entreprise de jus de fruits casher dans la zone industrielle protégée par un mur de béton. C'est comme le plateau du Golan, on a parlé pendant des années de s'en retirer, et on y est toujours.» Mais la majorité se sent désarmée face à la volonté de fer d'Ariel Sharon: «Si cela est nécessaire, on s'en ira, dit Roxane Chemla. Je ne veux pas qu'on se batte entre juifs.» Et dans les discussions passionnées qui animent les soirées dans les maisons aux tuiles oranges, c'est la voix du réalisme qui finit par l'emporter: «Je ne suis pas d'accord pour quitter ce paradis, dit Socrate, mais on n'a plus le choix. Il y a des gens qui meurent des deux côtés, on ne peut pas mettre des soldats tous les dix mètres.»
Si le retrait s'annonce relativement facile, c'est qu'au fond le coeur n'y est plus. En 1970, les premiers colons s'étaient installés à Kfar Darom dans la foulée enthousiaste de la victoire de 1967, quand Israël avait battu en six jours la coalition des pays arabes qui l'attaquait. On imaginait alors que des dizaines de milliers de juifs viendraient peupler cette bande de Gaza présentée comme un désert de dunes. Mais la colonisation a progressé lentement, et la première intifada, à partir de 1987, a cassé le mouvement: la bande de Gaza y a acquis une réputation de danger qui a refroidi les ardeurs. La deuxième intifada, lancée en 2000, a transformé les colonies de Gouch Katif en cibles permanentes des «kassams» (mortiers rudimentaires) palestiniens: sans guère d'efficacité militaire, les quelque 4000 obus tombés sur les colonies depuis septembre 2000 ont dissuadé les nouveaux arrivants. La population des colons reste inférieure à 8000 personnes, au milieu de 1,2 million de Palestiniens.
Ce que les statistiques font deviner, le voyage dans les colonies de Gouch Koutif le confirme amplement: partout ce ne sont que grillages, barbelés, postes militaires. Il faut montrer patte blanche, et la jovialité qu'affectent les colons est celle de pionniers assiégés, qui ont toujours une arme — Berretta, Glock, voire M16 — sur eux ou dans leur voiture. Dans tous les villages règne un sentiment de désordre, d'inachevé, de déglingue, marqué par les bouts de ferrailles ou de béton qui traînent ici et là, des chantiers non terminés, des terrains en friche parfois jonchés de déchets, des mobile homes rouillés. Le Gouch Katif ressemble plus aux banlieues pauvres des métropoles américaines qu'à la Floride rutilante à laquelle il voudrait tant s'identifier. Les palmiers, les quelques allées bien fleuries dissimulent mal les nombreuses maisons vides, construites et jamais occupées, qui illustrent crûment l'échec de la colonisation.
L'économie au ralenti
Mais ce n'est pas seulement l'insécurité qui a eu raison du rêve pionnier des colons de Gaza: comme toute société, celle-ci est dépendante de son économie, et l'économie des colonies est tout sauf florissante. Ce ne sont pourtant pas les subventions qui ont manqué. Les colons ont bénéficié de maisons à prix très avantageux et des subventions importantes étaient accordées aux projets d'investissement: 75 % de la somme, après, certes, un examen rigoureux du dossier. C'est surtout l'agriculture qui a été encouragée, et les villages juifs sont parsemés des longs toits gris en nylon des serres dans lesquelles les colons font pousser tomates, concombres, laitues, persil, géraniums, etc. Les agriculteurs n'ont pas eu à acheter leur terrain et ils bénéficient d'une eau à prix réduit: elle est apportée de la grande conduite nationale qui vient du lac de Tibériade, les nappes phréatiques de Gaza étant trop polluées et insuffisantes. Le prix de la main-d'oeuvre, de surcroît, est très bas car, malgré l'intifada, les travailleurs des localités voisines de Khan Younes ou d'El Mawassi viennent travailler dans les serres des colons, surmontant l'humiliation des contrôles militaires et l'appréhension que cela génère chez leurs employeurs.
Malgré ces atouts, cette agriculture industrielle souffre comme dans tous les pays de la crise générale de l'agriculture. Les cours sont trop bas pour procurer un revenu élevé. Ce printemps, beaucoup de colons ont dû jeter leur production. Avraham Berrebi a renoncé à vendre dix tonnes de concombres, tandis que Socrate Soussan montre les pieds de tomates de ses 10 000 m2 de serre. Ils sécheront sur pied, les prix sont trop médiocres pour que cela vaille la peine de les cueillir. L'agriculture souffre et, par voie de conséquence, tous les revenus des habitants de Gouch Katif. Les colonies sont ainsi malades d'un mal très prosaïque: la crise économique. Et sans trop le dire, les colons font tous leurs calculs. On dit que chaque ménage devrait toucher une indemnité de 500 000 $ pour prix de son départ. Une somme qui permet de voir venir même si, pour la très grande majorité, l'abandon de la bande de Gaza sera un crève-coeur.
Le soleil se couche sur la bande de Gaza, et la nuit commence, ponctuée du bruit des armes. Les enfants, peut-être, rêvent d'un monde plus paisible, où l'on pourrait aller à la plage sans passer devant un véhicule blindé et des barbelés. Les adultes, au fond de leur coeur, ont fait leur choix: ils partiront.
Collaboration spéciale