Les femmes turques voilées veulent prendre leur place

En Turquie, une nouvelle génération de femmes voilées et scolarisées veut avoir un style de vie inspiré de la classe moyenne, constate l’anthropologue Jenny White, de l’Université de Stockholm.
Photo: Bulent Kilic Agence France-Presse En Turquie, une nouvelle génération de femmes voilées et scolarisées veut avoir un style de vie inspiré de la classe moyenne, constate l’anthropologue Jenny White, de l’Université de Stockholm.

En Turquie, république laïque du Proche-Orient à majorité musulmane, le voile a longtemps été interdit dans les universités et dans toutes les institutions publiques. Avec l’élection du gouvernement d’Erdogan, ces interdits sont graduellement tombés, et une nouvelle génération de femmes voilées a fait son entrée dans la vie publique. Que reste-t-il de ces années d’interdiction ?

À quelques jours des examens finaux, le campus de l’Université Bogazici, ou du Bosphore, vibre d’activité. La bibliothèque est bondée, remplie d’étudiants qui relisent frénétiquement leurs notes de cours. Dans les couloirs, les foulards fuchsia et fleuris coexistent avec les cheveux lâchés, teints ou rasés sans que personne s’en préoccupe.

Une scène banale, qui aurait été impensable il y a à peine 10 ans, lorsque le voile était interdit sur les campus universitaires et dans la fonction publique.

Ce n’est qu’en 2010, sous l’impulsion du gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan et à la suite de longues années de mobilisation, que ces restrictions sont tombées et que la présence de femmes voilées s’est normalisée dans la vie publique.

Yasemin Sungur, 26 ans, est la première de sa famille à pouvoir fréquenter l’université en portant le voile. « Ma mère n’a pas pu aller à l’université, confie l’étudiante. C’était injuste. Les femmes ne pouvaient pas étudier ou travailler à cause de leur religion, alors que les hommes pouvaient parce qu’ils ne portent pas de signe. »

« Il n’y a plus de discrimination, seulement la liberté », renchérit son amie Begüm Ihlamur, qui devait enlever son voile chaque matin pour aller au lycée.

Zeynep Karlidag arbore une tignasse rousse et bouclée au lieu d’un voile. Elle se réjouit aussi de l’abandon de ces lois restrictives : « C’est la liberté de religion, les gens peuvent exprimer leurs croyances. »

Solidaire de ses camarades voilées, l’étudiante s’inquiète tout de même de la montée d’un islam plus rigoureux en Turquie. « Les femmes non voilées peuvent parfois être traitées de façon humiliante. Par exemple, je ne me sens pas à l’aise d’aller à Fatih ou à Balat [quartiers conservateurs d’Istanbul] », confie la jeune femme.

Vers une société islamisée ?

Les étudiantes de l’Université Bogazici assurent que leur décision de porter le voile est personnelle — et surtout, qu’elle n’a rien de politique. Reste que cette liberté leur a été conférée par Recep Tayyip Erdogan, un président au bilan controversé sur les questions religieuses. Financement accru des écoles religieuses, construction d’innombrables mosquées, taxes exorbitantes sur l’alcool : autant d’éléments qui inquiètent les défenseurs de la laïcité.

« Le voile n’est que la partie visible de l’iceberg, mais ça va beaucoup plus loin que ça », croit Guillaume Perrier, ancien correspondant du Monde à Istanbul et auteur de la biographie Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan.

« Le système éducatif, la justice... toute la sphère publique a été investie de manière assez méthodique par les militants de l’islam politique. [Le voile], ce n’est pas uniquement une question de réclamer ses droits. Derrière, il y a un projet politique. »

Selon le journaliste, Erdogan a « imposé un projet de transformation radicale de la société en réformant la vieille laïcité ».

Dès sa création, la République de Turquie a instauré une laïcité stricte, qu’elle a entérinée dans sa Constitution de 1937. Son fondateur, Mustafa Kemal Atatürk, espérait ainsi créer une identité nationale moderne, en rupture avec le défunt Empire ottoman. Or, signale Guillaume Perrier, cette laïcité stricte calquée sur le modèle français a été imposée aux « masses conservatrices [par] une élite sécularisée soutenue par l’armée ».

Le phénomène Erdogan en serait donc un de retour du balancier ; une revanche de l’électorat religieux et conservateur sur l’élite laïque et européanisée. Mais pour Binnaz Toprak, la rhétorique populiste de l’actuel président n’a pas suffi pour islamiser la société en profondeur.

« Erdogan a dit plusieurs fois qu’il voulait élever une génération religieuse, mais son gouvernement a rapidement réalisé qu’on ne peut pas forcer les gens à vivre une vie islamique », affirme l’ancienne députée du Parti républicain du peuple [CHP, parti pro-laïcité].

Un récent sondage de la firme Konda [le Léger local] révèle en effet que la pratique religieuse est en déclin en Turquie et l’athéisme, en progression. Entre 2008 et 2018, le pourcentage de répondants se revendiquant du conservatisme religieux a chuté de 32 à 25 %.

À cela s’ajoute la perte de vitesse de l’AKP, le parti ayant essuyé de cinglantes défaites dans les grandes villes du pays à l’issue des dernières élections municipales.

« C’est ce qui arrive quand on essaie de faire de l’ingénierie sociale. Il y a un contrecoup », se réjouit Binnaz Toprak. L’ex-députée soutient aujourd’hui le port du voile dans la fonction publique et affirme qu’il est « positif que les femmes de tous les milieux soient éduquées, travaillent et accèdent à des positions importantes ».

Active dans la vie économique

 

Bien qu’il n’existe pas de statistiques officielles sur la participation des femmes voilées dans l’économie turque, l’anthropologue et professeure à l’Université de Stockholm Jenny White croit que leur nombre a augmenté de façon draconienne depuis l’élection d’Erdogan. « Soudainement, l’interdiction a été levée, et de jeunes femmes voilées ont envahi les universités et le marché du travail. Maintenant, on les voit dans tous les domaines d’activité. Il y a une nouvelle génération de femmes qui peuvent faire des choses dont elles n’auraient jamais pu rêver. »

La professeure à l’Université de Stockholm rappelle que la question du voile n’a réellement fait surface que dans les années 1980, lorsque l’économie turque s’est libéralisée et a vu l’émergence d’une nouvelle classe moyenne.

« Jusque-là, les femmes voilées étaient dans vos cuisines, lavaient votre vaisselle et préparaient vos repas. »

Jenny White constate maintenant l’émergence d’une nouvelle génération de femmes voilées et scolarisées qui « veulent travailler, avoir accès à la contraception, avoir un style de vie inspiré de la classe moyenne ».

Retour au bord du Bosphore, sur le campus de l’Université Bogazici : « Regarde, c’est ma petite soeur », dit fièrement Yasemin en désignant son téléphone. Sur l’écran, une jeune femme aux yeux clairs et aux traits identiques. Mais au lieu d’un foulard noir, ses cheveux sont lâchés — et teints d’un rose fuchsia éclatant.

« Personne dans ma famille ne m’a obligée à porter le voile », assure-t-elle. « Ça fait partie de mon identité, de qui je suis. Je veux aussi contribuer à la société. »

Son amie Begüm, qui rêve de devenir enseignante de mathématiques, abonde dans le même sens.

 

« Les gens pensent que je vais imposer mes croyances aux élèves, mais non. L’objectif de l’éducation est de développer un esprit critique. Je voudrais que mes élèves soient critiques à mon égard », fait valoir l’étudiante.

Critiques du gouvernement actuel, pleines de rêves et d’ambition, ces jeunes femmes espèrent un jour contribuer à la vitalité de leur pays. Elles dévoilent l’émergence d’une nouvelle génération de femmes bien décidées à prendre leur place. Voilées ou non.

Chronologie du voile en Turquie

1982 : Le voile est formellement interdit dans la fonction publique, à la suite du coup d’État militaire de 1980.

 

1998 : Un décret officialise l’interdiction du voile sur les campus universitaires, auparavant laissée à la discrétion des institutions. Des étudiantes protestent en portant des perruques.

2002 : L’AKP [Parti de la justice et du développement] est élu lors d’élections générales. Erdogan devient premier ministre l’année suivante.

 

2010 : L’interdiction de porter le voile dans les universités est levée. L’AKP réalise ainsi une de ses promesses électorales.

 

2013 : L’interdiction de porter le voile dans la fonction publique est levée. Les premières députées voilées font aussi leur entrée au Parlement.

2016 : L’interdiction de porter le voile dans la police est levée. On cite le fait que plusieurs pays démocratiques — dont le Canada — autorisent les policières voilées parmi leurs rangs. L’armée suivra en 2017.

 



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