Du nucléaire russe à 2000 km des côtes arctiques canadiennes

Photo: Alexander Nemenov Agence France-Presse Actuellement amarrée au port de Mourmansk pour y être chargée en uranium, la centrale nucléaire flottante russe doit apporter ses deux réacteurs à eau sous pression de 35 mégawatts dans la ville portuaire de Pevek dans l’Extrême-Orient russe pour y être mise en service dans le courant du mois de juillet.

L’envoi par les Russes d’une importante centrale nucléaire flottante dans les eaux de l’océan Arctique inquiète les environnementalistes des pays circumpolaires, qui voient dans ce projet inédit une nouvelle menace sur un environnement déjà fragilisé par les changements climatiques. Des craintes que l’administration occulte et autoritariste des affaires et du développement en Russie est loin d’apaiser, alors que cette unité mobile de production d’électricité doit entrer en activité dans les prochaines semaines, à 2000 kilomètres à peine des côtes arctiques canadiennes.

« Nous n’avons toujours pas reçu d’informations crédibles sur les procédures d’essais et de conformité des réacteurs de cette centrale par Rostekhnadzor [l’agence russe de sûreté nucléaire] », a indiqué mardi Jan Haverkamp, expert en politique énergétique et en énergie nucléaire, joint par Le Devoir au siège social de Greenpeace aux Pays-Bas. « Par ailleurs, aucune étude d’impact sur l’environnement n’a été réalisée à ce jour, que ce soit sur la préparation de cette centrale, sur son déplacement, sur son utilisation ou sur la gestion du combustible une fois qu’elle sera utilisée. »
 

Emplacement projeté de la centrale nucléaire

Infographie Le Devoir
 

Actuellement amarrée au port de Mourmansk pour y être chargée en uranium, la centrale nucléaire flottante russe doit apporter ses deux réacteurs à eau sous pression de 35 mégawatts dans la ville portuaire de Pevek, dans l’Extrême-Orient russe, pour y être mise en service dans le courant du mois de juillet. À titre de comparaison, sa capacité est dix fois inférieure à celle de la centrale Gentilly-2, en service au Québec jusqu’en 2008.

Elle a été savamment baptisée par le gouvernement de Vladimir Poutine Akademik Lomonosov, en hommage au scientifique russe du XVIIIe siècle Mikhaïl Lomonosov, mais également en référence à la dorsale Lomonosov, cette chaîne de montagnes sous-marine arctique au coeur depuis des années d’un litige sur les droits d’exploitation des fonds marins dans cette région du globe entre la Russie, les États-Unis, le Canada et le Danemark.

« Ce concept de centrale nucléaire flottante n’est pas nouveau puisqu’il a déjà été utilisé par les Américains pour amener de l’électricité sur le canal de Panama dans les années 1960 et 1970, commente Guy Marleau, spécialiste en génie nucléaire à Polytechnique. En théorie, cette structure n’est pas plus dangereuse que les autres réacteurs nucléaires flottants, comme ceux de certains porte-avions ou de sous-marins. Mais comme toute technologie, elle fait augmenter les risques. On peut les réduire, mais jamais les éliminer. »

Électrification des ambitions

 

La centrale flottante russe doit remplacer celle, terrestre, de Bilibino, la centrale nucléaire la plus septentrionale du monde, qui arrive à la fin de sa vie utile après un demi-siècle. Elle vise aussi à soutenir les ambitieux projets de développement russes dans cette région, particulièrement en matière d’extraction de ressources naturelles et de construction d’infrastructures liées à cette exploitation, mais aussi au transport maritime. « La ville de Pevek compte 5000 habitants », dit à l’autre bout du fil le géographe Frédéric Lasserre, directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG). « Or cette centrale peut fournir de l’électricité pour une communauté de 200 000 personnes », ce qui va lui permettre de contribuer à plus que la seule électrification de résidences.

« Il est important pour la Russie d’afficher son emprise sur sa région arctique, dans une logique de gesticulation politique, face à ses voisins, mais aussi à des fins de politique intérieure, pour revendiquer sa souveraineté sur un territoire qui depuis les années 1970 a été un peu délaissé. Cela fait partie des gestes guidés par cette nostalgie de son statut de grande puissance mondiale. »

 Le principe de précaution n’est pas appliqué de la même manière en Russie et au Canada

 

Le cercle polaire pourrait renfermer dans ses sols et ses fonds près d’un quart des réserves mondiales en pétrole et en gaz naturels. Les gisements de nickel, de fer et de charbon attisent aussi les convoitises, particulièrement russes, puisque le budget du gouvernement fédéral est intimement lié à l’extraction de ressources naturelles, fait remarquer M. Lasserre. « Moscou oblige les compagnies à aller de l’avant, dit-il. Ce que le Canada ne fait pas, puisque c’est le marché ici qui dicte le développement de cette région. »

Par ailleurs, en 2018, près de 20 millions de tonnes de marchandises ont circulé entre l’Europe et l’Asie en passant par la nouvelle « route polaire de la soie », dont les Russes rêvent de quadrupler la capacité d’ici 2025, rapportait il y a quelques jours le Financial Times.

Des écosystèmes interreliés

 

Sans sombrer dans l’alarmisme d’une poignée d’écologistes qui n’hésitent pas à qualifier de « Tchernobyl sur glace » l’Akademik Lomonosov — à tort, puisqu’il ne s’agit ni de la même puissance ni de la même technologie —, le géographe estime toutefois que les projets polaires russes sont toujours à regarder de près, même s’ils se jouent loin. « Le principe de précaution n’est pas appliqué de la même manière en Russie et au Canada », dit-il, en rappelant que la centrale flottante va être voisine des côtes arctiques canadiennes et que les courants marins importants dans cette région ont tendance à envoyer les eaux sibériennes vers la mer de Beaufort. « Tout circule. Et en cas de catastrophe majeure, il peut y avoir des conséquences environnementales importantes et préoccupantes pour tous ».

Pour Guy Marleau, l’impact écologique de cette centrale va toutefois être positif, « en évitant la combustion de 200 000 tonnes de charbon par année, contribuant ainsi à la réduction des gaz à effet de serre », dit-il. Le spécialiste du nucléaire précise que les deux réacteurs russes sont semblables à « 80 % aux réacteurs construits actuellement à travers le monde » et que, « en principe, ils fonctionnent correctement ».

Une perspective rassurante, mais qui pour Greenpeace ne devrait pas affecter l’état de veille « des nations arctiques ». « Car un seul accident majeur d’une centrale nucléaire flottante dans l’Arctique va devenir un cauchemar inimaginable », fait remarquer Jan Haverskamp.

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