

Quarante d’entre eux mettent fin à leur vie chaque jour.
L’Inde se lance dans l’exercice démocratique plus grand que nature de ses élections quinquennales : 900 millions d’électeurs seront appelés aux urnes en sept étapes, l’entreprise culminant avec le dépouillement des votes le 23 mai.
Narendra Modi a fait rêver en 2014. De gouvernance transparente et ordonnée. De développement manufacturier et d’emplois par millions, de toilettes pour tous… Une large part de l’électorat ne demandait qu’à croire aux miracles au terme de huit ans de gouvernement du vieux Parti du Congrès, grevé à répétition par les scandales de corruption.
Résultat : aux élections de 2014, son BJP (Parti du peuple indien, droite nationale religieuse) a remporté 282 des 545 sièges au Lok Sabha, la Chambre basse du Parlement, décrochant à lui tout seul une majorité d’une ampleur inédite en 30 ans.
Un tsunami qui a réduit à 45 petits sièges un Parti du Congrès mal porté par Rahul Gandhi, jeune leader dynastique dépassé par les événements.
En premier ministre à l’orée de nouvelles élections générales, M. Modi fait sans doute moins rêver, mais reste très populaire. L’homme est charismatique et en impose. Envieux de l’efficacité avec laquelle la Chine applique son modèle de développement, il participe de la vague de populisme autoritaire qui déferle sur la planète.
Une popularité quand même « un brin mystérieuse », juge le politologue Gilles Verniers, joint à Delhi cette semaine, considérant qu’elle persiste « malgré l’absence de progrès économiques et un bilan somme toute très mitigé ». S’il est réaliste de penser que le BJP arrivera à décrocher un deuxième mandat en s’appuyant au besoin sur des partenaires de coalition, très peu le croient capable de répéter l’exploit d’une supermajorité comme en 2014.
Face à un Rahul Gandhi aujourd’hui plus aguerri, remarque pour sa part Balveer Arora, ex-recteur de la grande université publique Jawaharlal Nehru (JNU), il se trouve que « Modi n’a pas réussi à projeter autre chose que son personnage ». Pour avoir « tout fait tourner autour de lui », ces élections se résument en grande partie, selon lui, à un référendum sur sa personne.
On se gratte encore la tête devant la décision-surprise du gouvernement Modi, prise en novembre 2016, de procéder à la démonétisation de 80 % des billets en circulation au nom de la lutte contre l’évasion fiscale. Une mesure qui a frappé de plein fouet les petites gens, dans un pays qui compte 600 millions de pauvres et où les petits épargnants, sans compte de banque, cachent leurs économies sous leur matelas.
Paradoxalement, M. Modi en a peu payé le prix sur le plan politique, parvenant jusqu’à preuve du contraire à faire avaler la couleuvre qu’il s’agissait d’une mesure anticorruption de justice sociale qui allait essentiellement affecter l’argent sale des sales riches. Alors qu’en fait, dit M. Arora, elle a touché bien moins les nantis que « tout le petit monde qui épargnait pour ses vieux jours ».
L’introduction chaotique, en juillet 2017, d’une TVA panindienne n’a pas été plus réussie. Aussi nécessaire que soit cette réforme fiscale, son adoption a été le résultat de compromis complexes qui ont particulièrement empoisonné la vie des PME, qui sont un des principaux vecteurs de création d’emplois.
Or, le chiffre le plus couramment entendu veut qu’il faille créer 10 millions d’emplois par année pour absorber les nouveaux arrivants sur le marché du travail. Les « Modinomics » sont loin du compte. Chômage des jeunes : 28 %. Si l’ouverture économique des 30 dernières années a élargi la classe moyenne (une classe moyenne bien fragile, insiste M. Arora), il reste que la conjugaison du système de castes et du développement capitaliste a creusé les inégalités.
Nulle part la pauvreté n’est-elle plus aiguë que dans le monde agricole, où la crise, ancienne, est aggravée par le réchauffement climatique. La pollution à Delhi fait les grands titres internationaux, le sort des agriculteurs, si peu, alors que l’Inde demeure pourtant un pays majoritairement rural. Sur les enjeux environnementaux, les politiciens, toutes tendances confondues, font l’impasse.
Alors quoi ? Il se produit en partie ce que beaucoup avaient prédit il y a cinq ans. À savoir que, faute d’accomplir le miracle économique qu’il faisait miroiter, il cultiverait naturellement les ressorts de son idéologie hindouiste — et antimusulmane (lire : l’hindutva, cette idée que n’est Indien que celui qui est hindou). Ce qui fait de M. Modi un Donald Trump avant la lettre par la façon dont il mobilise sa base.
Lui qui, comme l’autre, tweete abondamment, aura mis des mois en 2017 à condamner une série d’au moins dix meurtres et lynchages islamophobes, commis un peu partout dans le pays par des extrémistes ou des groupes de personnes au nom de la défense de la vache, animal sacré dans l’hindouisme. Comme il a eu tendance à garder le silence sur la violence faite aux femmes dans la foulée de viols perpétrés, là encore, par des radicaux hindous par haine antimusulmane.
C’est suivant la même logique qu’après la victoire du BJP dans l’État clé d’Uttar Pradesh aux élections régionales de mars 2017, Modi a installé au pouvoir à Lucknow Yogi Adityanath, prêtre et leader radical d’une organisation ultrahindouiste.
Alors quoi ? Le Pakistan. L’attentat à la voiture piégée qui a tué 41 paramilitaires indiens au Cachemire, en février, a fourni au BJP une occasion en or de détourner la conversation et de brandir le drapeau du patriotisme et de la sécurité nationale. « On connaît la chanson depuis longtemps, dit M. Arora, joint par WhattsApp. Modi se sent obligé de la chanter plus fort. »
Avec le résultat, dit le prof Verniers, que « l’Inde d’aujourd’hui est à bien des égards différente de celle de 2014. Une société plus polarisée et plus intolérante, avec davantage de violence contre la minorité musulmane et les basses castes. Les attaques contre les journalistes et les intellectuels se sont multipliées. Des tensions qui existent en Inde depuis longtemps se sont exacerbées ».
Ainsi va la vie dans la démocratie la plus grande — quantitativement — du monde. L’Inde est une mosaïque sociale et culturelle compliquée — marquée depuis une dizaine d’années, il faut le souligner, par l’émergence d’un large mouvement collectif de défense des droits des femmes. Cette complexité, dit Verniers, fait en sorte que les résultats des élections indiennes sont « fondamentalement imprévisibles ».
Électoralement, il s’agit d’une démocratie, certes, fondée sur les deux grands partis que sont le BJP et le Congrès. Mais pas seulement, comme une panoplie de partis régionaux jouent sur la scène fédérale un rôle important. Les partis régionaux alliés au Congrès — en Uttar Pradesh, au Maharashtra, au Tamil Nadu, etc. — ont été déboussolés par le raz-de-marée de 2014. Ils ont refait leurs forces depuis, explique M. Arora, par ailleurs spécialiste du fédéralisme indien. « Beaucoup va se jouer autour de ces partis. »
Quarante d’entre eux mettent fin à leur vie chaque jour.
Le populiste Modi est en bonne posture, malgré son incapacité à remplir ses promesses de création d’emplois.
Le parti de Modi a contribué à exacerber les clivages religieux.