Comment les pays occidentaux doivent-ils traiter les combattants islamistes?

Docteur en sciences politiques ainsi que chercheur associé à l’ULB (Université libre de Bruxelles) et au CPRMV (Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence) à Montréal, Sébastien Boussois est l’auteur de France-Belgique. La diagonale terroriste avec Asif Arif (La Boîte à Pandore, 2016) et de Pays du Golfe. Les dessous d’une crise mondiale (Armand Colin, 2019). Il est aussi consultant pour Save Belgium, organisation de prévention des radicalisations. Propos recueillis par Stéphane Baillargeon.
Combien de personnes pourraient tenter un retour dans leur pays d’origine dans le contexte de la fin du califat mis en place par l’organisation État islamique (groupe EI ou Daech) et quels pays seront le plus touchés par ces migrations massives ?
Il est encore difficile d’évaluer ces chiffres avec précision. Ce qui est sûr, c’est que Daech a été parmi les plus grandes entreprises terroristes de l’histoire, et que l’afflux de combattants étrangers est tout à fait inédit. Sur une armée de près de 80 000 hommes à son apogée, le groupe État islamique a pu attirer entre 20 000 et 30 000 combattants étrangers. Parmi eux, près de 3000 Tunisiens, 1600 Français, 700 Belges, et seulement 150 combattants du Canada. Beaucoup — les plus idéologisés, et parmi eux les recruteurs — iront jusqu’au bout de leur combat, de leur djihad, c’est-à-dire jusqu’à la mort. C’est le cas des frères Clain, qui n’avaient pas beaucoup d’autres options que de finir éliminés par la France, qui avait décidé d’en finir avec les plus dangereux. Côté français, on parle de 500 morts et de près de 300 retours. En juin 2018, l’État français a revu les chiffres un peu à la baisse, mais quoi qu’il en soit, pour eux comme pour les autres, des centaines sont parties sur d’autres terres de djihad : originelles, comme l’Afghanistan, qui a toujours été une terre de recyclage de l’islamisme et du djihad depuis 40 ans ; le Sahel, où des « franchises » de Daech continuent à perpétrer des attentats ; la Bosnie, où l’on a du mal à en savoir plus. Un certain nombre tentera probablement de nouvelles terres porteuses, comme l’Asie du Sud-Est.
À quelles catégories (combattants, criminels de guerre, sympathisants, etc.) appartiennent les personnes voulant rentrer dans leur pays d’origine ?
Difficile de tirer une typologie à ce stade. Mais ceux qui sont les plus idéologisés et les plus dangereux ne rentreront pas. Ils savent qu’ils iront directement en prison. En France, les derniers débats autour du retour des 130 « djihadistes » ont été un peu viciés dès le départ, car sur les 130, il y avait près de 80 mineurs. Des enfants de moins de dix ans qui n’ont probablement participé à aucun combat ou exécution, et puis les autres. Il faut y inclure les mamans de ces enfants, dont il est difficile, à ce stade, de connaître le degré d’endoctrinement et d’implication. Mais celles qui ne souhaitaient pas rentrer l’ont clairement expliqué ces derniers jours. À ce stade, cela veut dire que les returnees [anglicisme formé des mots return et refugees] sont avant tout des enfants à prendre en charge au cas par cas, en leur proposant un suivi qui les réinsère dans un contexte de vie normalisé et qui leur permet de ne pas devenir fous, pour faire simple. Les séparer de leur mère, comme cela a été évoqué à un moment, me paraît une mauvaise idée, car cela serait ajouter un traumatisme sur un traumatisme. Pour ceux qui rentreraient tout de même, hommes majeurs et combattants, c’est la case prison directement. Mais elle ne règle pas tout.
Nos prisons, à l’heure actuelle, ne sont pas faites pour accueillir de tels individus et pour les sortir de la radicalisation et entamer un processus suivi de désengagement. Pour certains, il n’y a aucun espoir.
Pourquoi la déradicalisation est-elle si difficile ?
Nos prisons, à l’heure actuelle, ne sont pas faites pour accueillir de tels individus et pour les sortir de la radicalisation et entamer un processus suivi de désengagement. Pour certains, il n’y a aucun espoir. Mais il faut absolument poursuivre — même si la menace s’est affaiblie pour l’instant — la prévention primaire, car pendant que l’on s’occupe de ceux qui reviennent, on pourrait négliger, par l’absence d’information et de sensibilisation, ceux qui pourraient trouver qu’une fois encore, le complot occidental est venu à bout de ce projet pour le monde arabe, et qu’une fois encore, les Arabes sont des victimes. La communication de Daech se poursuit toujours sur Internet et sait très bien instrumentaliser cela auprès de populations qui se sentent déjà marginalisées, exclues dans leurs propres sociétés.
Quelles sont les principales stratégies nationales encadrant la réception de ces militants extrémistes ?
Je parlerai ici de la Belgique, où je vis. Comme en France, la doctrine publique est en train de changer, car tout au début, les gouvernements préféraient largement que ces personnes constituant un danger immédiat pour l’ordre public ne reviennent pas. Tout comme récemment en France, la Belgique prend conscience qu’elle n’a d’autre choix que d’assurer le rapatriement de ces djihadistes et enfants de djihadistes belges, pour qu’ils soient soit sanctionnés soit suivis sur le sol belge. Pour beaucoup, c’est une tension entre l’idée que la Syrie ne peut être la « poubelle » de nos drames sociaux incarnés à travers ces personnes et, de l’autre côté, l’idée et le sentiment qu’il est primordial d’appliquer notre droit, dans toutes ses dimensions et ses avancées par rapport aux pays de combat, pour des combattants qui sont avant tout belges. L’argument français qui veut expliquer le retour des djihadistes — car il vaudrait mieux pouvoir avoir le contrôle sur eux plutôt qu’ils disparaissent dans la nature — n’a pas été explicitement, lui, repris par la Belgique.
Comment seront traités concrètement ces djihadistes ?
Au sein des prisons belges, une fois arrivé, chaque détenu fera l’objet d’une évaluation de son degré d’endoctrinement, de dangerosité pour lui et pour les autres. Priorité : éviter la contamination par les autres prisonniers comme ce fut le cas par le passé. L’idéologie djihadiste est un virus qui se transmet très rapidement en milieu fermé, y compris auprès du personnel encadrant, comme ce fut le cas dans les prisons de Saint-Gilles et Forest, en région bruxelloise où, il y a quelques années, plusieurs cas de radicalisation de surveillants avaient été démasqués. À dire vrai, le suivi au sein même des prisons semble, selon une source sûre du ministère de la Justice belge, « assez affligeant ». Le suivi des services d’aide aux détenus se fait, mais ce sont des professionnels qui ne sont pas spécialisés là-dedans. Si nous ne parvenons pas à soutenir ces efforts, la réapparition d’une nouvelle vague djihadiste ne peut être exclue à l’avenir, si et quand une nouvelle occasion de mobilisation djihadiste se présente. À ce stade, toute fenêtre d’occasion, comme la résurgence d’un nouveau califat ou d’une autre organisation terroriste, pourrait remobiliser les esprits et pousser ces individus à poursuivre leur combat.
Quelles sont les principales caractéristiques de la stratégie canadienne ?
Je suis associé au CPRMV à Montréal, et l’équipe y travaille depuis longtemps. Sur les 150 à 200 individus partis grossir les rangs de Daech, 60 sont revenus. Nous sommes une fois encore sur du suivi très personnalisé, mais je dirais que la menace est sans commune mesure avec ce qui s’est passé en Europe. Pourquoi ? Parce que nous avons dû faire face à des attentats sanglants entre 2014 et 2016 de la part de ces individus partis en Syrie et revenus formés de manière paramilitaire. Au Canada, le pays traite la question du djihadisme comme celle de l’extrême droite : les dérives radicales provenant de l’un et de l’autre ont des mécanismes similaires d’endoctrinement de désocialisation. Jusque-là, les attentats au Canada ne sont pas le fait de djihadistes. Le plus violent a été celui commis par Alexandre Bissonnette, un ultranationaliste contre la grande mosquée de Québec en janvier 2017. Le pays a une longueur d’avance sur l’analyse de ces profils, contrairement à l’Europe, qui continue à séparer les phénomènes alors qu’elle est aux prises avec une montée des populismes sans précédent. Ce qui pourrait arriver, c’est une montée des tensions entre musulmans et extrêmes droites, instrumentalisées. La guerre civile dans nos pays a toujours été le rêve de Daech. À la différence de la France et de la Belgique, qui ont en proportion un nombre très élevé de musulmans potentiellement plus influençables à un moment par l’effet de nombre, le Canada a un double avantage : un nombre plus faible et une déconnexion historique complète avec le monde arabe. Cela joue beaucoup comme catalyseur. Nous avons, en France, notre passé colonial et la laïcité, deux armes à détruire massivement selon Daech pour faire régner son idéologie de mort.