

Persécutés au Myanmar, indésirables au Bangladesh
Six mois après le début de l’exode des Rohingyas vers le Bangladesh, la crise s’éternise.
Persécutés depuis des décennies au Myanmar, les Rohingyas ont émergé en 2015 sur la carte de la détresse en Occident. Ils apparaissent alors coincés sur des bateaux de fortune au large de la Malaisie, de l’Indonésie et de la Thaïlande. Détournés ou repoussés au large, ces boat people se voient refuser l’accès à tous les ports. Le ton est donné : parias chez eux, ils seront indésirables partout ailleurs.
Six mois ont passé depuis la flambée de violence qui a forcé l’exode, sur les routes et les rivières, de 700 000 personnes vers le Bangladesh. Le 25 août 2017, les forces de sécurité myanmaraises lançaient une vaste opération militaire simultanée dans plusieurs districts de l’État de Rakhine, où résidaient la majorité des Rohingyas du Myanmar.
La version officielle est que l’armée a alors riposté à une attaque menée contre des postes de police par l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA), une faction très radicale de cette minorité. Un scénario qui, depuis 2012, s’était répété, où les uns accusaient les autres d’avoir ouvert les hostilités, et vice-versa.
Depuis août, la violence déployée contre cette minorité musulmane a atteint des sommets, des violences sexuelles, de la torture et des incendies de villages entiers ayant été rapportés à grande échelle. Deux semaines après le début des assauts par les forces armées, le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme les qualifiait déjà d’« exemple classique de nettoyage ethnique ».
« Ces attaques contre les Rohingyas ont été étendues et systématiques et comportent tous les aspects des crimes contre l’humanité », décrit Matthew Wells, conseiller principal d’Amnesty International pour les situations de crise.
Des « éléments de génocide » sont pourtant présents, avançait l’ONU en décembre, sans avoir encore tous les éléments en main pour écrire à l’encre rouge ce mot lourd de sens.
Les deux tiers des Rohingyas ont pourtant déjà fui leur lieu d’origine pour échapper à un véritable « régime d’apartheid », selon M. Wells. Cette violence orchestrée dans le but d’annihiler ou de terroriser s’enracine dans une ségrégation, une déshumanisation de longue date, note Amnesty.
Le Myanmar, pourtant mosaïque ethnique, refuse depuis des décennies de faire une place à la minorité rohingya. Un nationalisme centré sur l’ethnicité et le bouddhisme, né avec le mouvement pour l’indépendance, déclarée en 1948, a nourri l’exclusion dont souffre cette population. La junte militaire, qui détient presque sans partage le pouvoir depuis 1962, a voulu faire table rase de ces minorités.
Depuis 1982, la loi myanmaraise sur la citoyenneté prévoit que les Rohingyas ne font pas partie des « races » reconnues par l’État. « Ils doivent prouver que leur famille était établie dans le pays avant 1948. Mais les documents prouvant la résidence sont extrêmement difficiles à obtenir », expose Alexandre Paquin-Pelletier, doctorant à l’Université de Toronto.
Dans ce conflit, « ethnique avant tout », ajoute le chercheur, la religion « ajoute une dimension populaire et émotive ». Le moine Ashin Wirathu devient notamment le « visage de la terreur bouddhiste », comme le titrait le magazine Time le 1er juillet 2013.
La capacité des moines bouddhistes à mobiliser est extrêmement grande puisque chaque village possède sa pagode ou son monastère, ce qui en fait de précieux alliés des autorités. Ils étaient déjà les « porte-étendards du nationalisme durant la lutte anticoloniale », poursuit M. Paquin-Pelletier, l’insistance sur la préservation du bouddhisme sert leurs intérêts.
Quant à Aung San Suu Kyi, conseillère spéciale de l’État myanmarais, lauréate du prestigieux Nobel de la paix en 1991, plusieurs hypothèses sont avancées pour expliquer son inaction, voire son déni, dit-il. Est-elle d’accord ? Est-elle prête à payer le prix politique de se porter à leur défense, dans une population fortement anti-rohingya ? Quel contrôle a-t-elle sur les militaires ?
Les dernières nouvelles ne sont guère bonnes. Des images satellites diffusées la semaine dernière prouvent que des dizaines de villages ont été rasés au bulldozer, selon l’organisme Human Rights Watch.
Les plus récents arrivants dans les camps ont été poussés à l’exode par la faim. « Ils n’ont plus accès aux marchés, leurs provisions ont été brûlées et des militaires les empêchent d’aller récolter le riz qui est prêt dans leur champ », raconte Matthew Wells, joint à Washington, de retour du Bangladesh.
L’État de Rakhine demeure inaccessible, ont dénoncé de nombreux diplomates, dont l’envoyé spécial du Canada, Bob Rae. L’absence d’accès « fait en sorte qu’il est difficile d’être rassuré à propos de l’état de la sécurité. Cela doit changer », écrivait-il à la mi-février. Il soulignait toute « l’étendue de la destruction des communautés rohingyas » aperçue de la fenêtre d’un hélicoptère.
Dès la fin d’avril, les fortes pluies de la mousson pourraient compliquer davantage la situation humanitaire, note aussi Jean-Baptiste Lacombe, gestionnaire de réponse d’urgence pour la Croix-Rouge canadienne. Les camps sont déjà difficiles d’accès à cause de leur relief, note-t-il. Devant la menace de la pluie, « tout le monde se prépare pour un déplacement d’environ 100 000 personnes actuellement dans des zones inondables ou sujettes aux glissements de terrain », ajoute l’humanitaire. Son organisation prévoit de demeurer en place pour au moins cinq ans.
Quant au plan de rapatriement annoncé en novembre, il est jugé prématuré et incertain par tous les observateurs. Selon eux, une population aussi traumatisée ne retournera pas sans garantie sur un territoire où ses moyens de subsistance et sa liberté ont été réduits à néant.
Six mois après le début de l’exode des Rohingyas vers le Bangladesh, la crise s’éternise.
Le photographe Renaud Philippe raconte en images la réalité des camps au Bangladesh.
Le photographe, qui revient de trois semaines au Bangladesh, explique sa démarche.