Le mouvement #MeToo rattrape les ONG humanitaires

Les travailleurs humanitaires arrivés en masse en Haïti après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 ont pris le relais des Casques bleus comme clients des prostituées.
Photo: Ryan Remiorz Archives La Presse canadienne Les travailleurs humanitaires arrivés en masse en Haïti après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 ont pris le relais des Casques bleus comme clients des prostituées.

Le mouvement de dénonciation des agressions et des inconduites sexuelles au sein des ONG prend de l’ampleur. Après les accusations et les soupçons concernant Oxfam, Save the Children, World Vision, Médecins sans frontières et Mercy Corps, c’est maintenant au tour de la Croix-Rouge de passer aux honteux aveux.

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a annoncé ce week-end que, depuis 2015, 21 employés qui avaient payé des services sexuels lors de missions à l’étranger ont été congédiés ou ont démissionné alors qu'ils étaient sous enquête. Les contrats de deux autres personnes suspectées d’inconduites n’ont pas été renouvelés. La Croix-Rouge canadienne avait devancé le CICR la semaine dernière en révélant deux cas, dont un d’« agression sexuelle de nature criminelle ».

Avec ses révélations il y a deux semaines, Oxfam Grande-Bretagne semble avoir déclenché ce que certains appellent déjà le mouvement #MeToo de l’humanitaire. L’organisme mène des enquêtes au sujet d’au moins 26 cas présumés d’inconduites sexuelles, dont certains en Haïti.

« Avec le mouvement #MeToo, il y a une réaction forte dans le monde entier vis-à-vis des agressions sexuelles », commente l’avocate américaine Sienna Merope-Synge de l’Institute for Justice and Democracy in Haiti, jointe à New York la semaine dernière. « J’espère que les retombées seront positives dans le secteur de l’aide internationale. J’espère que les organisations concernées seront plus transparentes et honnêtes, et pas seulement Oxfam, qui n’est que la pointe de l’iceberg. »

La politologue et travailleuse sociale Athena R. Kolbe va encore plus loin.

Pour ceux d’entre nous qui vivent ou travaillent en Haïti, cette triste histoire d’agressions n’est même pas une nouvelle.


« Tout le monde connaissait le cas d’Oxfam. Ce n’est même pas une histoire limitée dans le temps après le tremblement de terre », ajoute-t-elle en entrevue au Devoir. 

Mme Kolbe a été jointe à l’Université de Caroline du Nord, où elle enseigne. Elle détient deux doctorats (en travail social et en sciences politiques) basés sur du travail de terrain réalisé en Haïti, où elle passe la moitié de chaque année depuis plus de deux décennies. Elle a beaucoup publié sur l’exploitation sexuelle dans ce pays, qu’elle considère comme son deuxième chez-elle.

Des ONG sans code

 

Le gouvernement haïtien a ouvert sa propre enquête et a suspendu vendredi les activités de la section britannique d’Oxfam pour deux mois. Des milliers de donateurs ont interrompu leurs versements à la suite des récentes révélations. Oxfam Québec dit avoir découvert trois cas d’inconduites en 10 ans de ses employés en mission. Là aussi, on craint l’assèchement des dons.

La professeure Kolbe demande d’élargir encore plus la perspective. « Les étrangers viennent en Haïti pour exploiter les Haïtiens depuis longtemps, dit-elle. L’exploitation sexuelle de ces gens est un problème persistant. Et il ne faut pas seulement blâmer les ONG. L’exploitation sexuelle se fait par des soldats étrangers, des employés des Nations unies, des missionnaires. »

La chercheuse universitaire a fait ses devoirs. Elle a consulté les sites Internet de 273 organisations humanitaires présentes en Haïti en 2017. Dans le lot, cinq, et seulement cinq, affichent « quelque part quelque chose » sur leur site qui ressemble à une politique concernant la protection des enfants, une politique pour prévenir l’exploitation sexuelle et les agressions. Elle ajoute toutefois que les ONG ont parfois des politiques sans les diffuser.

« Plusieurs organisations ne comprennent pas l’importance de poser des balises, dit-elle. Elles vont dire que tout le monde sait qu’il ne faut pas avoir de rapports sexuels avec des enfants. D’accord, mais des cas douteux émergent partout. Aux États-Unis et au Canada, il est illégal pour un travailleur social ou un psychologue d’avoir des rapports sexuels avec une cliente, alors qu’en Haïti, il est courant de voir des professionnels étrangers adopter des comportements qui ne seraient pas acceptables dans leur pays. »

Elle-même dit avoir observé des cas semblables, qui sont souvent discutés entre expatriés. « Il y a un continuum de problèmes, qui vont de la pédophilie ou du viol, condamnés par tous, jusqu’à des zones grises. »

La professeure Kolbe est même capable de résumer les transformations de la prostitution en Haïti. Le coup d’État du 29 février 2004 a eu comme conséquence de déployer quelque 5000 civils et militaires d’une force de paix (la MINUSTAH) qui ont introduit de nouvelles pratiques sexuelles dans le milieu de la prostitution. Les travailleurs humanitaires arrivés en masse après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 ont pris le relais des Casques bleus comme clients des prostituées.

« Dans la culture haïtienne, la prostitution est vue comme une activité amorale, dit la travailleuse sociale. Entretenir une maîtresse, c’est autre chose. En vingt ans, j’ai vu la nature de la prostitution changer. Les Casques bleus ont étendu le marché de la prostitution et changé les pratiques plus à risque. Quand les humanitaires sont arrivés, ils ont exploité cette infrastructure transformée entre 2004 et 2010. »

L’immunité de l’ONU

L’organisme de l’avocate Sienna Merope-Synge représente notamment dix femmes mises enceintes par des Casques bleus arrivés dans le pays après le coup d’État de 2004. Elles sont à la recherche des pères de leurs enfants et ont institué une action devant les tribunaux haïtiens.

Les employés des Nations unies ont fait l’objet de quelque 2000 allégations de crimes sexuels dans le monde depuis 2005. « Haïti est un des pays qui a le plus haut taux d’agressions sexuelles de Casques bleus dans le monde, selon les statistiques officielles des Nations unies, qui minimisent le problème réel parce que les femmes n’osent même plus porter plainte », dit Me Merope-Synge dans un excellent français.

« Et quand on essaie de porter plainte, on se heurte à des murs. Le refus d’assumer les responsabilités ne concerne d’ailleurs pas que les agressions sexuelles. Les Casques bleus ont répandu le choléra en Haïti et l’ONU, qui a reconnu sa faute, n’honore pas du tout ses obligations et refuse toujours de payer des dédommagements. »

L’impunité

La militante des droits de la personne ajoute que les enquêtes internes, quand il s’en trouve, ne suffisent absolument pas. Dans les faits, les ONG qui, comme les Églises, gèrent les accusations à l’interne peuvent, au mieux, renvoyer les fautifs, alors qu’il faudrait les poursuivre et les condamner le cas échéant.

« Les expatriés se comportent comme s’ils étaient au-dessus des lois, et les organisations qui les emploient traitent les violations criminelles du droit comme des questions de politique interne, dit-elle. Il faut donc changer cette culture : ceux qui sont responsables doivent subir les conséquences de leurs gestes. »

Dans ce contexte d’exploitation généralisée, Mmes Kolbe et Merope-Synge en viennent même à féliciter Oxfam Grande-Bretagne, qui ose entreprendre des actions et dénoncer les agresseurs dans ses rangs.

« Oxfam a un gros, gros problème de culture d’organisation, mais elle fait les plus grands efforts du secteur et prend ses responsabilités », dit l’avocate.

« Des dizaines d’autres organisations sont aussi mauvaises ou pires encore, et personne n’en parle », ajoute la professeure.

Rien qu’en 2016, Save the Children GB a révélé 193 cas d’inconduite sexuelle impliquant des enfants ayant mené à une vingtaine d’enquêtes et à 11 licenciements. Un rapport interne met en garde contre l’infiltration de « prédateurs masculins » qui s’engageraient dans l’humanitaire pour commettre des agressions.


 

Une version précédente de ce texte affirmait que le CICR avait procédé au congédiement de 21 employés; or, ce chiffre inclut aussi les démissions en cours d'enquête. On affirmait également qu'Oxfam Grande-Bretagne enquêtait sur 26 cas présumés d’inconduites sexuelles en Haïti; il fallait plutôt lire que l'ONG enquête sur 26 cas, dont certains en Haïti.

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