Afrique du Sud: Zuma entraîne la famille Gupta et Bell Pottinger dans sa chute

Mercredi, les «hawks» de l’unité d’élite de la police ont perquisitionné chez la famille Gupta, à Johannesburg, dans le cadre d’une affaire de détournement de fonds et trafic d’influence. Les Gupta sont très proches de la famille du président déchu Jacob Zuma.
Photo: Wikus de Wet Agence France-Presse Mercredi, les «hawks» de l’unité d’élite de la police ont perquisitionné chez la famille Gupta, à Johannesburg, dans le cadre d’une affaire de détournement de fonds et trafic d’influence. Les Gupta sont très proches de la famille du président déchu Jacob Zuma.

Les faucons ont frappé à la Saint-Valentin. Cette semaine, le jour de l’amour, pendant que la saga Zuma se concluait par la démission du président de l’Afrique du Sud, les hawks formant l’unité d’élite de la police perquisitionnaient à Johannesburg au domicile huppé de la sulfureuse et richissime famille Gupta.

Le mandat avait été délivré dans le cadre du scandale dit de la « capture d’État », affaire de détournement de fonds et de trafic d’influence à la tête de la jeune démocratie. Elle les accumule depuis des décennies, mais elle semble maintenant faire de la lutte contre la corruption une priorité.

Seulement, il y a affaire et affaire. Celle liant les clans Gupta et Zuma (on les fusionne en Zupta là-bas) atteint des proportions hallucinantes, même dans cet État putréfié par les magouilles. Cette fois, les ramifications les plus choquantes mènent vers une puissante firme de relations publiques de Grande-Bretagne, Bell Pottinger, géante mondiale du secteur, qui a organisé des campagnes de fausses informations, maquillées en mouvements citoyens, pour relancer les tensions raciales dans l’ancien pays de l’apartheid.

Si Netflix ou Illico proposait une série basée sur cette histoire mixant racisme et propagande, l’imagination complotiste des scénaristes ferait sourciller d’incrédulité. Même Luc Dionne, le créateur de Blue Moon et de District 31, trouverait que le gars des vues en fume du bon, légal ou pas.

Faute éthique

 

« C’est un cas flagrant de mauvaises utilisations des relations publiques, d’un manque d’éthique tellement grave que les mots finissent par manquer pour décrire la profondeur des fautes, dit Guy Versailles, président-fondateur de la firme québécoise Versailles Communications. Bell Pottinger a commis des gestes contraires à tous les codes d’éthique que je connais, et j’en connais beaucoup. »

Des exemples ? « De manière très fondamentale, les relations publiques doivent créer des relations entre les groupes, pas les empoisonner, explique M. Versailles. En plus, on a caché des liens d’appartenance et de responsabilités, ce qui est contraire aux règles en vigueur au Canada et aux États-Unis. Il faut que ce soit clair quand on travaille pour quelqu’un. Ce qui vient de se passer avec Bell Pottinger me fait beaucoup penser au scandale politico-financier d’Enron au tournant du siècle. »

Indeed, comme on dit à la City. La compagnie Oakbay Investments du conglomérat des trois frères Ajay, Atul et Rajesh (surnommé Tony) Gupta a embauché Bell Pottinger, de Londres, en janvier 2016 pour redorer l’image de la famille. Elle souffrait alors de plusieurs accusations de corruption remontant au sommet de l’État sud-africain.

Le bureau de relations publiques va contre-attaquer en pinçant les cordes très sensibles des relations raciales. La stratégie mise sur l’allumage de contre-feux visant les Blancs du pays pour faire passer les attaques contre les Gupta, d’origine indienne, comme des résurgences racistes.

La campagne de salissage va beaucoup utiliser les réseaux sociaux. Le slogan « White monopoly capital » (WMC) sorti d’un vieux manuel marxiste sud-africain est transformé en mot-clic, puis relayé par une centaine de comptes Twitter avec d’autres, comme #RespectGuptas. La campagne ajoute des sites Web (WMC.org par exemple) qui relayent des infos sur la mainmise des Blancs sur l’économie.

Les pros de la .com parlent d’« astroturfing » pour désigner cette technique de propagande qui cache le caractère commandité d’une campagne présentée comme spontanée et populaire. Dans ce cas, le salissage n’a jamais été lié au client, comme s’il s’agissait de pures initiatives citoyennes.

Une compagnie toxique

 

Il n’y avait que Bell Pottinger pour imaginer un plan aussi tordu et malsain. La firme fondée à Londres en 1998 a toujours défendu l’indéfendable. Elle avait déjà la réputation sulfureuse de posséder « la liste de clients les plus controversés de l’industrie », dont la Fondation Pinochet, Asma Al-Assad (femme du président syrien) et le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko. En fait, tout le who’s who des despotes et des infréquentables de la planète.

Les contrats arrivaient aussi de firmes douteuses, des compagnies de tabac, des producteurs de produits toxiques accusés de pollution mortelle et même d’une compagnie pétrolière qui voulait obtenir le droit de forer dans un site classé au patrimoine mondial de l’ONU. Bell Pottinger a aussi défendu l’image du meurtrier Oscar Pistorius.

La grande magouille propagandiste a été éventée en septembre dernier, quand des lanceurs d’alerte ont fait couler des milliers de pages de documents et de courriels. Les GuptaLeaks ont vite ébranlé la réputation de la compagnie sans scrupule, et les clients l’ont fuie à la pelle.

Les enquêtes des grands journaux anglais et américains ont achevé le monstre, vite abandonné par tous ses clients, dénoncé par toutes les grandes associations de relationnistes dans le monde, et en Grande-Bretagne en particulier. Bell Pottinger a déclaré faillite au début de l’année et 250 employés ont perdu leur emploi.

Le mal était toutefois fait et bien fait. « Graduellement, le débat sur le “monopole du capital blanc” s’est retrouvé partout et ceux qui en parlaient employaient un ton fort et agressif », a dit au New York Times il y a deux semaines Nicholas Wolpe, fils d’un militant anti-apartheid. Un autre observateur a jugé que les tensions raciales avaient reculé de dix ans dans le pays avec cette affreuse campagne.

Pour un ordre professionnel

 

Bon débarras et passons à autre chose ? Non, répondent les experts consultés, qui veulent au contraire tirer des leçons pour ici, maintenant, dans le secteur névralgique. Après tout, certaines compagnies canadiennes ont aussi des problèmes d’image au pays ou à l’étranger (pensons aux minières, aux pétrolières ou aux firmes de génie, par exemple) et pourraient être tentées d’organiser des campagnes d’astroturfing à leur avantage.

« Le cas de Bell Pottinger milite en faveur de la reconnaissance des relations publiques comme une vraie profession qui a besoin d’être encadrée pour éviter les dommages importants pour la société et des individus », dit le relationniste Guy Versailles. « Les comportements toxiques des compagnies malsaines empoisonnent la vie de tout le secteur. Il faut donc des repères, des balises. Des gens réfléchissent à la possibilité de créer un ordre professionnel, mais on est très loin du compte. »

Le professeur Duff Conacher, de l’Université d’Ottawa, cofondateur de Democracy Watch, un groupe qui milite pour la responsabilité sociale des entreprises et des gouvernements, recommande aussi l’adoption d’un code de conduite pour les relations publiques. Il souhaite en plus la création de registres nationaux de cette pratique, comme il en existe un au Canada et au Québec pour les lobbyistes. « Le public doit connaître toutes les relations qui existent entre les compagnies et les gouvernements », dit-il.

Le professeur cite le cas récent d’Aecon Group acquis il y a quelques mois par le géant chinois CCCC. Le Globe and Mail a révélé que les firmes de relations publiques Navigator et Ensight de Toronto ont aidé Michael Beaty à rencontrer des députés en le présentant comme un homme d’affaires s’opposant à la prise de contrôle d’Aecon. Le quotidien a révélé les condamnations pour fraudes de l’étrange personnage.

« C’est un criminel, il a menti au Globe and Mail, personne ne sait pourquoi il fait ce qu’il fait dans le dossier Aecon et le registre des lobbyistes ne nous renseigne pas sur ces problèmes, dit M. Conacher. Il faut plus de transparence pour que le public puisse décider si ce genre de démarches est démocratique. »

Le «casting» de la fourberie

Les Gupta. Trois frères, Ajay, Atul et Rajesh (surnommé Tony) Gupta, originaires de l’Uttar Pradesh en Inde, s’installent en Afrique du Sud, peu après la fin de l’apartheid, en 1993. Le trio est alors dans la quarantaine. Leur compagnie technologique, Sahara Computers, accroît rapidement ses profits et ses investissements dans les mines, l’énergie ou les médias.

Les Zuma. Jacob Zuma, ancienne figure de la lutte contre l’apartheid, vient de démissionner de la présidence de l’Afrique du Sud après plusieurs accusations de corruption. Il a trois épouses officielles, plusieurs maîtresses et de nombreux enfants qu’il arrose par ses largesses népotiques et les cadeaux ostentatoires. L’affairisme du très large clan Zuma touche les marchés publics et privés, implique des firmes nationales et internationales.

Les Zupta. Les liens entre les deux familles (d’où le surnom fusionnel) s’affichent dans les embauches. Bongi Ngema-Zuma, une des femmes du président, travaillait aux communications de JIC Mining Services (une entreprise Gupta). Sa fille Duduzile Zuma était directrice de Sahara Computers, l’entreprise mère de l’empire Gupta. Elle a démissionné. Son fils Duduzane travaillait aussi pour les Gupta, mais il a abandonné ses fonctions à la suite de pressions populaires.


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