Charles le philosophe

Capté en 1999 par Jeff J. Mitchell, ce cliché du prince Charles a obtenu le prix  de la meilleure photo royale de l’année en Grande-Bretagne.
Photo: Agence Reuters Capté en 1999 par Jeff J. Mitchell, ce cliché du prince Charles a obtenu le prix de la meilleure photo royale de l’année en Grande-Bretagne.

Quel type de souverain serait Charles III d'Angleterre? L'examen de ses trusts, de ses fondations et de ses passions révèle un homme idéaliste mais pratique, traditionnel mais radical.

«Où logez-vous en ce moment?», demande le prince Charles à un cockney de 17 ans vêtu d'un vieux t-shirt déchiré.

«Dans un squat de Whitechapel, c'est mieux que d'être à la rue à mendier», répond Ryan Rimini avec la déférence qu'un adolescent réserve à une pop star.

«Ce n'est pas trop dur?

— C'est pas une partie de plaisir, mais j'espère que les choses vont s'arranger.

— Comment?

— Je ne sais pas trop. Heureusement qu'il y a ce centre, car, là, je peux prendre une douche, manger et apprendre le dessin.

— Je vous souhaite bonne chance.»

La scène se passe le 26 mars, à Saint-Martin-in-the-Fields, délicieuse église baroque donnant sur Trafalgar Square. Nous sommes dans l'atelier d'art du refuge Connection. Penché, la main dans la poche, le fils aîné d'Elizabeth II dialogue familièrement avec un groupe d'adolescents déshérités. Pour aller à la rencontre des sans-abri, ce quinquagénaire, arbitre de l'élégance british, est resté lui-même: costume gris strict, chemise bleu azur, cravate de soie, pochette fantaisie, chaussures noires ultra-luisantes. «The right touch». La voix légèrement enrouée est douce, la diction distinguée. Il a parfois ces hésitations de langage caractéristiques de la gentry britannique et ce tact très aristocratique grâce auquel on manifeste son empathie avec les malheurs du monde. L'héritier du trône regarde ses interlocuteurs dans les yeux. Il est aussi à l'aise dans ce sous-sol à la forte odeur de renfermé que sous les ors du palais Saint James, sa résidence officielle.

En fait, Charles, prince radical par excellence, a trois centres d'intérêt: les préoccupations sociales, l'architecture et l'environnement. Son action dans ces trois domaines s'est concrétisée par le formidable réseau d'une douzaine d'organisations caritatives qu'il a créées au fil des ans.

Sa compassion pour les jeunes n'est pas nouvelle. Le Prince's Trust, l'organisation caritative d'aide aux laissés-pour-compte, a été fondé en 1976, après qu'il eut quitté la Royal Navy. «Notre mission est de secourir ceux qui ont été abandonnés par la société, comme les prisonniers, les drogués, les réfugiés ou les handicapés, âgés de 16 à 30 ans. Pour lutter contre la fracture sociale, nous visons les intérêts favoris des adolescents, comme la mode, le sport, la musique rock», explique Carol Homden, responsable du développement du trust.

Sise dans une ravissante maison à colonnades de Regent's Park, cette organisation est aujourd'hui une grosse institution, employant 800 personnes, 10 000 volontaires, et dotée d'un budget de 52 millions de livres (125 millions $CAN).

À Saint-Martin-in-the-Fields, la visite se poursuit dans la salle de réception où l'attend l'architecte Eric Parry. Devant la maquette du projet de rénovation de l'église, His Royal Highness, «HRH», comme l'appellent ses collaborateurs, pose des questions précises dignes d'un expert sur la qualité des matériaux, l'épaisseur du verre, la hauteur des piliers. Par habitude, il joue avec sa chevalière à large chaton plat portée à l'auriculaire, sur laquelle est gravé un lion royal. Par la fenêtre, au-delà de la statue de Nelson, on aperçoit la nouvelle aile de la National Gallery. En son temps, il avait dénoncé avec véhémence un premier projet high-tech qui aurait fait ressembler l'extension à «une verrue sur le visage d'un ami cher». Finalement, l'édifice a été construit en style néoclassique, baptisé depuis «Charles Revisited».

En tant que duc de Cornouailles, le prince Charles est l'un des plus grands propriétaires terriens du royaume, caste par excellence attentive aux questions de l'environnement. En mai 2002, lors d'une visite dans son domaine d'Highgrove, il confiait au Monde: «J'ai beaucoup de conseillers. Mais en ce qui concerne ce jardin, je n'en fais qu'à ma tête.» Et ajoutait que son jardin était inspiré de Villandry, avec triple terrasse et quinconces de buis taillés. Cet éden enfoui à 200 kilomètres de Londres illustre sa philosophie de l'environnement. Les mauvaises herbes, fleurs sauvages et plantes de rocaille sont laissées au hasard. Adversaire virulent des aliments transgéniques, le «prince vert» a bien sûr banni les engrais chimiques et les pesticides. Le Sanctuary, petit temple bouddhiste décoré de cloches tibétaines, se dresse au milieu des eucalyptus dans l'axe de la silhouette grise du manoir palladien de briques grises. À notre question sur la raison de ce lieu de retraite où des bougies brûlent en permanence, cet adepte de la méditation avait apporté une réponse circonstanciée: «Highgrove est le seul endroit où on me laisse en paix. Ici, personne ne vient me déranger.»

Ouvert aux philosophies orientales, certes, le prince de Galles n'en reste pas moins un gentleman farmer dans l'âme, pétri des rudes traditions de la campagne anglaise. Il défend bec et ongles la chasse à courre, que le gouvernement Blair veut interdire.

Mais ce gentleman s'est doublé d'un entrepreneur averti, comme le montre la réussite de Duchy Originals Ltd. Basée dans la Home Farm de Tetbury, contiguë à Highgrove, la société commerciale qu'il a créée de toutes pièces en 1992 est considérée aujourd'hui comme l'un des leaders du marché britannique du bio. Son catalogue comprend non seulement des aliments naturels — chocolat, pain, miel, biscuits, fromage, jambon, saucisse, dinde — mais également, depuis peu, des produits de beauté, des meubles de jardin contemporains et une gamme de vêtements de campagne BCBG. Depuis sa création, cette société florissante a généré 1,3 million de livres (3,13 millions $CAN) de profit. L'ensemble des bénéfices après impôts a été reversé au groupe d'associations princières.

La personnalité du prince est complexe. David Lorimer, qui vient de lui consacrer un livre, Radical Prince, est l'un des rares à avoir réussi la synthèse d'une philosophie apparemment contradictoire. «Dans son for intérieur, le prince se rebelle contre le matérialisme contemporain. Il insiste sur le besoin d'équilibre et d'harmonie entre la raison et l'intuition, l'action et la contemplation, l'individualisme et le sens du collectif. C'est un adepte de Platon, qu'il a lu attentivement. Contrairement à ce qu'affirment ses critiques, il ne veut pas revenir à un monde disparu mais tirer les leçons du passé», affirme l'auteur. Il présente HRH, qui s'est exceptionnellement confié à lui, comme un homme de paradoxes: idéaliste mais pratique, traditionnel mais radical. À l'écouter, les prises de position du prince s'expliquent par un sens de la relativité, un goût extrême de la liberté et une tendance à la rêverie. Ses études d'anthropologie à Cambridge, avec l'influence du philosophe-écrivain sir Laurens van der Post, le gourou de ses années de jeunesse, ont également joué un rôle formateur.

La question est de savoir quel type de souverain Charles III sera à la mort d'Elizabeth II. Avec un tel viatique, le profil qui se dessine est celui d'un homme de convictions qui a le courage de ses opinions, au point de se heurter parfois à l'incompréhension. Sauf que, en tant que souverain constitutionnel, il deviendra aussi muet qu'un personnage du Musée de cire Tussaud. Il devra se contenter de commander aux esturgeons, aux cygnes et aux baleines, dernières parcelles du «domaine réservé de la monarchie». L'heureux sire...

À voir en vidéo