Nadjaf, ville rebelle

Nadjaf — La rue qui mène de la grande place de Nadjaf au mausolée de l'imam Ali, un des lieux saints de l'islam chiite, est piétonnière depuis l'attentat à la voiture piégée qui a coûté l'an dernier la vie à l'ayatollah al-Hakim, traumatisant les foules chiites. Elle ne l'est pourtant pas pour cette berline noire qui fonce à grande vitesse vers la barrière gardée ar quelques jeunes armés de kalachnikov.
Qui sont donc ses occupants, tous jeunes, les uns portant le turban noir ou blanc des religieux, les autres l'habit noir caractéristique des miliciens de l'«armée du Mahdi», tous affichant la morgue et l'assurance que donne le pouvoir acquis au bout du fusil? «Ce ne sont pas vos affaires», grommelle le gardien des lieux, imbu de son importance. La rumeur veut que Moqtada al-Sadr, le jeune chef radical chiite déclaré hors la loi par les Américains et recherché pour complicité de meurtre par la justice, se cache dans la ville, voire dans le mausolée lui-même, une des plus belles mosquées de la région, depuis qu'il a quitté lundi le sanctuaire de Kouffa, distant de quinze kilomètres.Ce lieu de prière, qui fut il y a quatorze siècles le siège du gouvernorat de l'imam Ali, gendre du prophète Mahomet, était au cours des derniers mois sa tribune favorite. C'est de là qu'il a lancé en juillet 2003 un appel à constituer l'«armée du Mehdi» pour «chasser l'occupant américain». Huit mois plus tard, après seulement quatre jours de combats, sa milice armée occupe le terrain à Nadjaf et à Kouffa, où elle a contraint les troupes espagnoles à s'enfermer dans leurs casernes, ainsi qu'à Kout, dont elle a chassé les soldats ukrainiens. Ses miliciens donnent toujours du fil à retordre aux soldats de la coalition à Nasiriya et à Amarra.
Toutes les entrées de Nadjaf sont contrôlées par des hommes de Moqtada al-Sadr. La fouille des voitures est rigoureuse. «Nous ne voudrions pas qu'arrive un attentat et qu'ensuite il soit dit que c'était notre faute», explique un garde. Abou Ali, un jeune homme à la petite barbiche, est fier de montrer sa carte d'appartenance à la milice. «Samedi, quand nous avons manifesté, j'ai tué un soldat espagnol. J'en suis heureux, car ils ont tiré sur une foule désarmée. Il y a eu 150 blessés autour de moi et des morts, dont certains étaient des amis.» L'ordre a basculé dans la foulée. «Nous contrôlons la ville. Les policiers ont abandonné leur poste lors des manifestations. Moqtada al-Sadr les a appelés à revenir à nos côtés dans les commissariats. Certains l'ont fait, d'autres non.»
La vieille ville grouille de miliciens en noir. Les responsables du Bureau du Deuxième Martyr, le mouvement de Moqtada al-Sadr, occupent toujours leur petit local, mais officient également dans le mausolée de l'imam Ali. «Nous avons pris le contrôle du mausolée, il y a trois jours, en même temps que du reste de la ville, explique, triomphant, celui qui se présente comme le nouvel administrateur du lieu saint, Cheikh Ahmed al-Sheiban. Les événements ont montré que Moqtada al-Sadr sera le leader absolu de l'Irak, son chef spirituel.»
Le propos peut paraître osé dans une ville sainte qui abrite les universités islamiques et les grands ayatollahs du chiisme irakien, dont Ali Sistani, le plus vénéré. Le jeune cheikh n'entend pas les prendre de front. «Nous avons proposé aux ayatollahs, dont Ali Sistani, de partager l'administration du mausolée. Nous avons également proposé à Sistani d'assurer sa sécurité. Il nous a répondu qu'il était déjà protégé.» Quelques rues plus loin, le bureau de l'ayatollah est effectivement flanqué de gardes qui n'appartiennent pas à l'«armée du Mahdi». Ils renvoient tous les visiteurs, car le vieil homme vit reclus. Il n'a envoyé aucun message depuis l'appel au calme qu'il a lancé dimanche.
La ville semble vivre au ralenti, comme hors du temps. Les magasins ont rouvert leurs portes. «Mais venez voir chez moi, dit Hussein al-Hadji, propriétaire d'un magasin d'électroménager. La boutique est presque vide. Je garde mes marchandises dans un entrepôt et j'ouvre pour faire semblant qu'on vit normalement.» Ses confrères n'apprécient pas plus que lui l'ordre nouveau. «Les jeunes de l'armée du Mahdi sont venus nous dire d'étaler nos marchandises et qu'ils nous protégeront. Mais nous n'avons pas confiance car les manifestations de samedi et dimanche dans le quartier industriel ont été suivies de pillages, dit Mahmoud Ali. Nous avons bien vu que les manifestations ont été organisées par des jeunes venus de Sadr City [quartier de Bagdad] vendredi soir et qu'ils étaient armés. Ils voulaient pousser les soldats de la coalition à tirer sur le mausolée pour provoquer un soulèvement des chiites. Si Ali Sistani nous disait de les chasser, nous le ferions. Mais c'est un sage et il ne veut pas que les chiites s'entretuent.»