La Catalogne laissée à elle-même

Des étudiants vêtus aux couleurs du drapeau des indépendantistes de la Catalogne, en marge d’une manifestation à Barcelone, vendredi
Photo: Lluis Gene Agence France-Presse Des étudiants vêtus aux couleurs du drapeau des indépendantistes de la Catalogne, en marge d’une manifestation à Barcelone, vendredi

En voulant troquer son autonomie pour l’indépendance, la Catalogne ne récolte finalement que l’isolement.

Les spécialistes interviewés s’entendent sur cette conclusion d’un réalisme politique imparable : l’Union européenne (UE), tout comme chacun de ses membres, ne reconnaîtra pas le résultat du référendum du dimanche 1er octobre puisque la consultation est jugée inconstitutionnelle par l’Espagne.

Les politologues pensent même que l’Union, et surtout ses parties, ne condamnera pas — ou alors à peine, et du bout des lèvres — les blocages plus ou moins violents du processus référendaire.

Bref, la Catalogne se replie sur elle-même et elle se retrouve déjà seule, et bien seule, face à la fédération continentale qu’elle chercherait à rejoindre advenant une victoire du oui.

« Voilà le paradoxe : si Madrid avait fait preuve de tolérance à l’endroit du référendum, il n’y aurait probablement pas de problèmes, explique le professeur de science politique Frédéric Mérand, directeur du Centre d’études et de recherches internationales de l’UdeM (CERIUM). Le fait que Madrid soit aussi fermé rend la quête d’indépendance catalane extrêmement compliquée. La seule option pour la Catalogne consiste à se présenter en victime d’une répression — et Madrid donne des raisons de le faire. Mais même là, avant que les autres membres de l’Union dénoncent fermement la situation, il faudra plus qu’une saisie des bulletins de vote et l’arrestation de quelques personnes. Pour arriver à une véritable condamnation, il faudrait imaginer un bain de sang, ou en tout cas quelque chose qui sorte complètement de l’État de droit. »

Une question légale

 

Bruxelles reprend « la doctrine Prodi », du nom de Romano Prodi, ancien président de l’exécutif de l’Union. En 2004, il avait décidé qu’un État formé à la suite d’une sécession au sein de l’Union ne serait pas nécessairement membre de l’Union. Jean-Claude Juncker, l’actuel président, a bien dit qu’il reconnaîtrait une Catalogne indépendante, mais il a aussi prévenu la semaine dernière qu’il tiendrait compte des « arrêts de la Cour constitutionnelle espagnole et du Parlement espagnol ». L’exécutif de l’Union a aussi précisé qu’il fallait d’abord un référendum respectueux de la loi fondamentale. De même, Paris réclame le « respect du cadre institutionnel espagnol », tandis que Bratislava exige que la Catalogne agisse « conformément à la Constitution espagnole ». Les chancelleries se conforment presque mot pour mot à la ligne suivie par Madrid.

« La situation est claire d’un point de vue juridique et, pour une bonne partie de la classe politique espagnole, le référendum n’est pas légal », résume la professeure Laurie Beaudonnet, directrice du centre Jean Monnet de Montréal sur l’Union européenne, elle aussi du Département de science politique de l’UdeM. « La Cour constitutionnelle espagnole a tranché que la légalité du référendum ne relève pas de la Catalogne et l’Union européenne est très légaliste. Si des États membres se prononçaient en faveur de la région catalane, on aurait peut-être une situation différente, et encore, ce n’est pas certain que la Commission de Bruxelles changerait de position. »

Comme son collègue M. Mérand, Mme Beaudonnet souligne alors que les rapprochements avec le référendum sur l’indépendance de l’Écosse en 2014 ne tiennent pas vraiment la route analytique. La consultation écossaise avait reçu l’aval de Londres et le Royaume-Uni (RU) s’engageait à en reconnaître le résultat. Seulement, là encore, afin de rester neutre, l’UE répétait que l’Écosse indépendante ne serait pas automatiquement acceptée comme nouveau membre. Et puis, le Royaume-Uni s’engageait déjà vers sa propre sortie de l’Union — le Brexit s’est produit depuis —, ce qui changeait aussi la donne.

Le chercheur français Cyril Trépier, auteur de Géopolitique de l’indépendantisme en Catalogne (Harmattan), nuance la lecture. « Malgré le discours officiel disant que c’est une affaire interne dont il ne faut pas se mêler, il y a un intérêt et une inquiétude forts depuis plusieurs années au sein des institutions européennes par rapport à ce qui se passe en Catalogne, dit-il en entrevue téléphonique.[…] Mais s’intéresser à un phénomène n’implique pas de l’approuver. Ce serait important de le rappeler de temps en temps aux dirigeants catalans. »

Une question morale

 

La répression du vote pose un autre problème de relations internationales. « Dans les faits, il y a une forte réticence à s’engager dans les affaires intérieures d’un État membre souverain », dit le professeur Mérand.

Il en veut pour preuve la timidité, voire l’absence de condamnations de la Pologne ou de la Hongrie, membres de l’Union réputés en violation des valeurs fondamentales. L’ancienne vice-présidente de la Commission européenne Viviane Reding publiait un papier la semaine dernière dans Le Monde où elle résumait les reproches adressés aux deux pays de la Mitteleuropa : juges congédiés, journalistes muselés, réfugiés rejetés, ONG discréditées, universités mises sous tutelle et Bruxelles diabolisée.

« La grosse patate chaude, c’est la souveraineté des États, dit encore la professeure Beaudonnet. Oui, l’Union européenne a beaucoup de liens avec certaines régions, dont la Catalogne. Reste que ce sont les États membres qui jouissent de la souveraineté. »

Joan Culla i Clara, historien et intellectuel catalan ouvertement pro-indépendance, renverse la perspective en se demandant si ce n’est pas plutôt le pouvoir central espagnol qui ne se soucie pas du jugement d’autrui.

« L’Espagne a montré qu’elle était disposée et résolue à passer outre toutes les prudences démocratiques et toutes les précautions,affirme-t-il au Devoir. C’est-à-dire que le gouvernement Rajoy ne semble pas du tout préoccupé de ce que l’opinion publique internationale peut dire devant sa conduite. Le gouvernement espagnol méprise [...] la réaction des gouvernements, des médias et des opinions publiques internationales. Je pense qu’il a une confiance excessive dans les gouvernements étrangers, dans le sens de dire : aucun gouvernement, européen ou américain, ne va demander des explications à Madrid sur sa conduite en Catalogne, parce que le gouvernement, en fin de compte, aujourd’hui, c’est l’Espagne. C’est comme dire : je ferme les yeux devant ce que tu fais, et demander : tu vas fermer les yeux sur ce que je vais faire. »

Cette lecture ne convainc pas la professeure Beaudonnet. Elle fait remarquer que peu de pays européens font face à un mouvement indépendantiste aussi fort que le catalan, même si la question régionaliste pèse quand même en Italie.

« La collaboration au sein de l’Union fait qu’en cas de problème dans un État, les autres utilisent l’arène centrale pour faire changer les positions, dit-elle. Si des membres trouvent que ce que fait l’Espagne n’est pas correct, les discussions vont beaucoup plus se passer au Conseil que sur la place publique. On lave son linge sale en famille. »

État des autonomies et autonomie des États

L’Espagne n’est pas une fédération au sens strict. Le pays se présente plutôt comme un « État des autonomies ». Il compte 17 communautés autonomes. Celles-ci ne disposent pas de l’indépendance judiciaire par rapport à l’État central et partagent leurs champs de compétences avec le pouvoir central. Le pays est aussi divisé en cinquante provinces. En gros, la communauté espagnole correspond à la France et la province espagnole, à ses départements. « L’Espagne et, en ce sens-là, la Catalogne ont joué un rôle moteur dans la construction européenne, dit Cyril Trépier, spécialiste de ce pays. Le système de l’État des autonomies a servi de modèle pour la répartition des pouvoirs au sein de l’UE. »

La Constitution de 1978 (art. 2) parle de la nation espagnole et accorde le statut de « nationalité » à trois communautés autonomes : la Galice, le Pays basque et la Catalogne. Cette dernière rassemble quatre provinces : Barcelone, Gérone, Lleida et Tarragone.

Le Tribunal constitutionnel espagnol a reconnu en 1994 le droit d’une communauté autonome d’ouvrir une délégation à Bruxelles. Toutes y sont, y compris la Catalogne. Elles sont aussi représentées au sein de la représentation permanente espagnole. Le chercheur Cyril Trépier juge que la représentation catalane auprès de l’UE a toujours préféré la coopération à l’affrontement, sans « exprimer la moindre velléité d’indépendance de leur territoire auprès de Bruxelles ». En même temps, la Catalogne s’y est toujours présentée comme nation. « La Catalogne n’est pas une simple région d’Espagne, mais une vieille nation d’Europe », résumait le président catalan Artur Mas à Bruxelles en 2012.

L’adhésion de l’Espagne à l’UE ne s’est pas faite en tant qu’ État plurilingue et le catalan n’a donc pas été reconnu comme langue officielle de l’Union. Madrid a tenté en 2004 de faire inscrire comme langues co-officielles le catalan, le basque et le galicien. La France, l’Autriche et les Pays-Bas ont refusé. Des dispositions permettent depuis la traduction des textes officiels dans ces langues, toujours non reconnues officiellement. « L’échec rencontré à ce jour par le statut du catalan n’est pas une source mineure de frustration après vingt ans d’activisme européen », écrit encore Cyril Trépier.

Source : Cyril Trépier, L’indépendance de la Catalogne. Un débat européen d’abord politique, l’Espace politique, 2013.



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