Moscou fait taire les critiques de Staline

Il y a 80 ans, Staline, alors à la tête de l’URSS, décrétait ce qui allait devenait la Grande Terreur.
Photo: Archives Agence France-Presse Il y a 80 ans, Staline, alors à la tête de l’URSS, décrétait ce qui allait devenait la Grande Terreur.

Plus de 700 000 personnes ont été fusillées lors de la Grande Terreur. Mais le Kremlin s’emploie à réhabiliter tous les pans de l’histoire russe, y compris ses pires tyrans.

Un cortège d’environ 300 personnes s’enfonce dans une forêt de pins de Carélie, dans le nord de la Russie. En tête, une procession orthodoxe. Derrière, les descendants de victimes de la Grande Terreur stalinienne. Ils sont Russes, mais aussi Caréliens, Finnois, Lettons, Ukrainiens, Polonais, Juifs, Tchétchènes. Parmi eux, des diplomates européens et le consul américain de Saint-Pétersbourg. Tous sont venus ce 5 août commémorer la découverte, il y a vingt ans, de l’un des plus grands charniers des répressions de 1937-1938. Mais pas un seul représentant des autorités russes n’est présent.

Plus de 6000 personnes ont été abattues à Sandormokh d’une balle dans la tête, le visage collé au sol. « 236 fosses ont été comptabilisées à ce jour, et beaucoup n’ont pas encore été découvertes », explique Anatoli Razoumov, un historien spécialiste des répressions staliniennes. Avec le temps, les fosses, comblées à la hâte, se sont affaissées, signalant ainsi leur présence. Des centaines de sépultures de fortune ont été érigées depuis par des familles et communautés religieuses ou nationales. « Depuis vingt ans, je viens tous les ans sur la tombe de mon père, raconte Boris Kinnunsen, 85 ans. Le NKVD est venu arrêter tous les hommes de mon village. 1193 personnes ont été raflées, dont mon père. Tous étaient ethniquement Finnois, sauf un Russe, mais cela ne l’a pas sauvé. »

Le 5 août marque aussi le coup d’envoi, il y a quatre-vingts ans, de la Grande Terreur. Décrétée par Staline pour « éliminer les anciens koulaks [propriétaires de fermes], les éléments antisoviétiques actifs et les criminels ». Plus de 700 000 personnes ont été fusillées en un an et demi. À Sandormokh, les victimes étaient pour moitié des habitants locaux non russes, surtout caréliens ou finnois. « Ils étaient suspectés collectivement d’espionnage, de diversion, de terrorisme et de sabotage », explique Razoumov. Environ 3000 victimes venaient des goulags voisins, travaillant sur le chantier du canal de la mer Blanche. Mille autres venaient du camp des Solovki, le tout premier goulag soviétique. Ils étaient très souvent des représentants de l’intelligentsia russe.

Un historien condamné

 

L’autre grand absent de la cérémonie du souvenir est l’historien Iouri Dmitriev, 61 ans. C’est lui qui a découvert le charnier de Sandormokh le 1er juillet 1997. Et c’est lui encore qui a minutieusement établi une liste de 6214 noms de victimes qui y sont enfouies. Dmitriev, qui présidait chaque année la cérémonie, croupit depuis huit mois en prison sous l’accusation infamante de « diffusion de matériel pédopornographique » et de détention illégale d’arme à feu. Selon l’accusation, il aurait pris des photos obscènes de sa fille d’adoption âgée de 12 ans. Il risque 15 ans de prison.

L’avocat Viktor Anoufriev explique au Temps que son client a bien pris des photographies d’Irina (prénom fictif). Mais les clichés n’ont aucun caractère pornographique et étaient destinés à l’organisme de protection des enfants adoptés, afin de montrer que l’enfant se développait normalement. Lorsque Dmitriev avait reçu la garde de la fillette, elle souffrait de malnutrition et d’un retard important de développement mental. « L’expertise de l’accusation est soit incompétente, soit maligne », affirme l’avocat.

Le président de l’Institut national de sexologie Lev Chtcheglov a témoigné au procès en faveur de Dmitriev, indiquant que les photographies ne peuvent en aucun cas être qualifiées de pornographiques ni d’abusives. Ekaterina Klodt, la fille naturelle de Dmitriev, est persuadée de l’innocence de son père. « Je parle avec ma soeur au téléphone, confie-t-elle. Irina est très attachée à son père et me demande quand elle va le revoir. On l’a de nouveau confiée à sa grand-mère naturelle, chez qui elle souffrait de malnutrition. Je suis très inquiète pour elle. »

Une « guerre de l’information »

Les proches de Dmitriev, ses amis et ses collègues de l’ONG russe Memorial sont persuadés qu’il est puni pour son insistance à fouiller dans une histoire que le pouvoir actuel cherche à enfouir sous une chape de plomb. De grandes figures du monde intellectuel russe, comme l’écrivaine Lioudmila Oulitskaïa ou le cinéaste Andreï Zviaguintsev ont décrit son procès comme indigne et fabriqué.

La télévision publique a utilisé le procès de Iouri Dmitriev pour vilipender l’ONG Memorial, associée à une entreprise « russophobe » menant une « guerre de l’information contre la Russie ». Des photos floutées de sa fille adoptive ont été exhibées à l’écran, « alors qu’elles sont en principe sous le sceau du secret de l’instruction », explique l’avocat de Dmitriev. « Ce sujet télévisé est parfaitement illégal, car c’est une manière d’exercer une pression sur la justice », ajoute Anoufriev.

Effacement des pages sombres de l’histoire russe

L’hostilité des autorités s’est aussi traduite par un autre reportage de Zvezda, la chaîne de télévision du ministère de la Défense, affirmant que le charnier de Sandormokh est en réalité celui de prisonniers de guerre de l’Armée rouge exécutés par l’armée finlandaise alliée d’Hitler. « Cette réécriture de l’histoire ne repose sur aucune preuve, s’insurge Sergueï Krivenko, historien et membre de Memorial. Cela rappelle la propagande soviétique qui faisait porter le chapeau aux nazis pour le massacre de Katyn. » Les autorités locales de Carélie, qui jusqu’à l’année dernière assistaient aux cérémonies de Sandormokh, ont brutalement changé d’attitude. Une table ronde organisée par des historiens au Musée d’histoire de Medvejegorsk le 5 août a été interdite au dernier moment. « Les historiens sont dorénavant assimilés à l’opposition », se désole Krivenko.

L’effacement des pages sombres de l’histoire va de pair avec la suppression de toute critique du pouvoir de l’espace public. Les pires tyrans de l’histoire russe sont réhabilités, au moyen de statues ou de plaques en l’honneur d’Ivan le Terrible et de Joseph Staline. Vladimir Poutine parlait récemment de Staline comme d’une « figure complexe », dont « la diabolisation excessive est l’un des moyens d’attaquer l’Union soviétique et la Russie ».

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