Le petit homme et la mer

Le corps gisant sur une plage turque du petit Alan Kurdi, comme endormi, dans une sorte de quiétude troublante, a d’un coup ébranlé la passivité de l’Occident face à une crise humanitaire sans précédent.
Photo: Nilüfer Demir Dogan News Agency / Agence France-Presse Le corps gisant sur une plage turque du petit Alan Kurdi, comme endormi, dans une sorte de quiétude troublante, a d’un coup ébranlé la passivité de l’Occident face à une crise humanitaire sans précédent.

Il y a eu des centaines de corps inanimés, rejetés sur les plages de la Grèce, de la Libye, de la Turquie avant lui. Il y a eu des hommes, des femmes, d’autres enfants, des adolescents, perdant la vie dans l’exil forcé, victimes innocentes de la cupidité des passeurs, de l’indifférence gênante de la communauté internationale face à leur course vers la sécurité et la liberté, mais c’est finalement sa mort qui a tout fait basculer.

Le 2 septembre dernier, le corps gisant sur une plage turque du petit Alan Kurdi, comme endormi, dans une sorte de quiétude troublante, a d’un coup ébranlé la passivité de l’Occident face à une crise humanitaire sans précédent. En mourant, au terme d’une existence qui n’aura duré que trois ans et d’une traversée hasardeuse en haute mer avec ses parents, le petit homme a fait naître un vent de solidarité sur des exilés syriens qui, jusque-là, n’inspiraient dans le confort des maisons et des lieux de pouvoir d’Europe, d’Océanie et d’Amérique du Nord que peur, mépris, dédain et froideur dérangeante.

L’image, prise par la journaliste Nilüfer Demir, a eu l’effet d’une gifle, en incarnant à elle seule ce que d’autres clichés à la charge évocatrice pourtant forte n’avaient pas réussi à faire : cette « humanité échouée », pour reprendre le mot-clic qui dans les jours précédents a fait son apparition dans les univers numériques afin de crier en ligne, principalement en Turquie, la réalité crue de ces corps humains crachés par la mer du désespoir sur les plages, dans l’indifférence générale.

Le 29 août, cette insensibilité donne d’ailleurs le « la » à une polémique en ligne. L’artiste syrien Khaled Barakeh vient de déposer sur son compte Facebook une série de six photos montrant six corps d’enfants en bas âge, sans vie, dans l’écume de vagues frappant la côte libyenne. Il intitule ça « Cimetière multiculturel ». En 24 heures, plus de 100 000 personnes partagent ce lien, dont plusieurs en se demandant s’il n’est pas un peu trop indécent de montrer ainsi la mort d’enfants dans un espace de socialisation dématérialisé où l’égoportrait festif et la photo de bouffe de restaurant, avec filtre pour magnifier l’ordinaire, ont depuis longtemps formaté l’endroit.

Une plainte fait disparaître rapidement les images, mais également monter l’indignation de l’artiste photographe : « Je suis choqué par le nombre de personnes qui ne semblent pas être dérangées comme elles le devraient par ces images et qui me parlent de photos dégoûtantes, inappropriées et désagréables à regarder », écrit-il alors. « Vous pouvez continuer à regarder ailleurs, mais vous ne pouvez pas empêcher la vérité d’être révélée. »

 

Impuissance

La fuite dans des conditions insensées, en tutoyant la mort ; la prise de risque maximale pour s’éloigner d’un pays où le quotidien est devenu une menace ; la course vers la liberté avec son passé rassemblé à la hâte dans un sac à dos… L’image du petit Alan sur la plage de la ville de Bodrum, avec à ses côtés ce policier turc ne pouvant que constater son impuissance, convoque finalement tout ça, avec une morbidité délicatement balayée par la posture du dormeur prise par l’enfant.

On y voit même les absents : sa mère et son frère Galip, cinq ans, qui ont connu le même triste sort au milieu de la Méditerranée en tentant de gagner la Grèce depuis la Turquie. Originaire de Kobané, cette famille de Kurdes, au destin brisé par la guerre civile et la montée de l’organisation terroriste État islamique, espérait un visa pour se réfugier au Canada. Le refus de l’administration conservatrice de l’époque les a incités alors à réorganiser leur fuite pour l’Europe en passant par la mer et l’île de Kos, en Grèce.

Les poids des mots, les appels à la compassion et à la solidarité internationale, devant des colonnes d’humains fuyant leur quotidien, n’y avaient rien fait. C’est le choc de la photo qui, tout comme celle d’une petite fille nue fuyant en criant son village après une attaque au napalm au Vietnam en 1972 ou de cette minuscule Soudanaise mourant de faim sous le regard d’un vautour en 1993, trouble des trajectoires politiques et sociales, mais également des élus, des dirigeants, bien au fait du drame humain en train de se jouer à quelques frontières de chez eux, mais qui, jusqu’à cet instant, essayaient de ne pas trop s’aliéner un électorat devenu au fil des années insensible aux drames humains, faute d’une trop grande sensibilité aux discours populistes, à l’immigration, à l’étranger, à l’ennemi invisible…

Cadavre et politique

 

Au Canada, Alan Kurdi s’invite dans la campagne électorale en cours en forçant les candidats à afficher soudainement une compassion et à prendre position sur une crise internationale et humaine que la plupart avaient savamment réussi à esquiver. Stephen Harper met au rencart une séance photo pour évoquer, avec sa froideur caractéristique, le sentiment que lui a inspiré l’image de cet enfant qui, a-t-il dit, lui a rappelé son « fils Ben au même âge ». Le ministre de la Défense et du multiculturalisme du moment, Jason Kenney, suspend l’annonce que devait faire son parti pour préserver l’intégrité du Canada face à l’immigration, alors que Chris Alexander, ex-ministre de l’Immigration, reprend ses fonctions ministérielles afin de faire la lumière sur cette histoire de visa que le Canada aurait refusé à la famille du garçon.

En Europe, la France et l’Allemagne unissent leur voix et se prononcent en faveur d’un accueil « permanent et obligatoire » des exilés qui convergent vers chez eux en défiant les barrières érigées en première ligne de l’Union pour les dissuader ou pour ralentir leur course. En Hongrie, le gouvernement conservateur d’extrême droite de Viktor Orban, ouvertement opposé à l’immigration, rebondit sur le corps encore chaud de l’enfant pour lancer cet appel sans ambages aux exilés : ne venez pas ! Alors qu’au Canada, il faudra attendre les résultats de l’élection, et un changement de garde à Ottawa, pour sceller avec un peu moins de louvoiements le sort de 25 000 réfugiés que le pays s’engage alors à recevoir, tout en ménageant une population qui, entre l’apparition de la photo d’Alan et l’arrivée des premiers avions d’exilés, a doucement renoué avec la peur.

Parce qu’en mourant, le petit Alan a rappelé également que la générosité, l’humanité, la compassion, par les temps qui courent, peuvent tout comme lui s’échouer sur des mers incertaines que les courants populistes s’amusent un peu trop souvent à déchaîner.

Je suis choqué par le nombre de personnes qui ne semblent pas être dérangées comme elles le devraient par ces images [...]



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