Un peu de justice chez les hors-la-loi

La « justice insurgée », inutile de la chercher dans les dictionnaires et les manuels de droit. Le concept ne s’y trouve pas. Pourtant, il est bien réel. Le phénomène existe. Dans plusieurs conflits, des groupes comme État islamique (EI) en Syrie et en Irak, les FARC en Colombie ou encore les talibans dans certaines aires d’Afghanistan et du Pakistan, se font leur propre justice et possèdent leurs propres tribunaux, tout ça à l’extérieur de tout cadre juridique reconnu.
Le professeur de droit à l’Université McGill René Provost vient d’obtenir un prix assorti d’une bourse de la Fondation Trudeau pour tenter de comprendre la façon dont les groupes rebelles administrent la justice en temps de guerre. Plus encore, le juriste étudiera la possibilité d’approcher de tels groupes armés pour les convaincre d’appliquer par eux-mêmes un minimum de normes du droit humanitaire international, qui encadre la conduite des belligérants en temps de guerre.
Car dans sa forme actuelle, le droit international humanitaire, qui ne reconnaît pas de tels groupes, n’est pas d’un grand secours, indique le juriste. « Que faire d’un commandant d’EI capturé par les rebelles de la Free Syrian Army et qui aurait commis des crimes de guerre, sinon des crimes contre l’humanité, en ordonnant le massacre de centaines de yézidis ? La réponse classique du droit international humanitaire, c’est de le remettre à l’État. Mais les rebelles de la Free Syrian Army ne le feront pas, car ils sont en guerre avec lui ! La solution prévue dans ce cas : le remettre à un autre État — ce pourrait être le Canada — qui, sur la base de la compétence universelle, pourrait le juger. Juridiquement, c’est tout à fait possible. Politiquement, c’est totalement non plausible. Les États ne sont tout simplement pas désireux de se lancer là-dedans. »
D’où l’idée d’inciter les rebelles à appliquer eux-mêmes un minimum d’équité procédurale au sein des tribunaux qu’ils auraient bâtis : droit à un avocat, à un juge neutre et impartial, etc. Bref, les « incontournables de l’idée de la règle de droit ». « Même s’il a vraiment commis ces crimes, ce commandant du groupe EI a droit à la protection de ses intérêts fondamentaux, de ne pas être détenu indéfiniment ni d’être exécuté sommairement, sans jugement, soutient René Provost, qui a travaillé pendant huit ans avec le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, qui jugeait les crimes de guerre et contre l’humanité commis durant la guerre civile (1991-2002). La justice insurgée est la plus raisonnable dans les circonstances. C’est la pire option, sauf pour toutes les autres. »
Tentation de l’intransigeance
Dans la foulée des attentats de Paris, la tentation de l’intransigeance à l’égard du groupe EI est forte. D’autant que dans le spectre des groupes rebelles armés, il est certainement de ceux qui poussent la violence au plus extrême. Or il ne faut pas confondre intransigeance et justice, souligne René Provost.
Et il faut penser à ce qu’ils continuent de commettre en Syrie et en Irak, qui est aussi grave, voire pire que ce qu’ils ont fait à Paris, poursuit-il. « Est-ce que ça veut dire qu’on ne peut pas envisager de faire quelque chose pour les gens qu’ils détiennent là-bas ? S’ils en venaient à une certaine équité procédurale, serait-ce mieux ou pire que ce qui se passe en ce moment ? Dans les faits, oui, ce serait mieux. À moins d’une victoire militaire — et l’un n’est pas incompatible avec l’autre —, il faut souhaiter une évolution, même lente, et même si elle nous laisse dans des situations bien en deçà de ce qui nous semble juste. »
Des précédents
Mais encore, et au-delà du seul cas du groupe armé EI, est-ce possible ? Réaliste ? « Oui, on peut influer sur le comportement des groupes insurgés, croit René Provost. Et on sait qu’on peut le faire parce que ça se fait déjà. »
Des ONG ont déjà convaincu des groupes rebelles de cesser certaines pratiques considérées comme totalement contraires au droit international humanitaire, relève M. Provost. L’appel de Genève en est, selon lui, le meilleur exemple. L’ONG basée en Suisse travaille depuis 2000 auprès de groupes armés rebelles pour les convaincre de retirer les mines antipersonnel de leur arsenal.
Plus récemment, l’appel de Genève a ajouté à sa mission la protection des enfants et des femmes dans les conflits armés. Bilan : en 15 ans, l’ONG est parvenue à convaincre près de 50 groupes armés de signer un « Acte d’engagement », dans lequel ils s’engagent à respecter les normes du droit international humanitaire relatives à ces questions, en plus de se soumettre à des inspections. Parmi les plus récents signataires, on retrouve le Mouvement populaire de libération du Soudan (Soudan du Sud) et le Kurdistan Freedom Party (Iran).
Avec son projet, René Provost sait qu’il marche aux limites extrêmes du droit international, puisque ce droit, rappelle-t-il, a été créé par les États et pour les États. « C’est donc une projection de la souveraineté étatique. Et suggérer qu’il puisse y avoir une justice insurgée, c’est une contestation assez frontale de la souveraineté de l’État, qui est associée au monopole de la règle de droit. »
Néanmoins, les limites du droit international ont été repoussées au cours du dernier quart de siècle, poursuit-il. « Ce droit a connu un phénomène d’humanisation en s’inspirant des droits de la personne. Il fait donc une plus grande place à la défense des intérêts fondamentaux des individus au détriment de la protection de la souveraineté des États. […] Reste qu’il faut encore aller au-delà du mouvement de rejet très primaire et absolu des gouvernements, qui ont le réflexe de dire que c’est complètement absurde puisque ces groupes sont des barbares, des terroristes. »
Comment faire ?
Alors, convaincre le Canada ou d’autres pays d’embrasser le concept de justice insurgée, il y a un pas que René Provost ne s’attend pas à franchir de sitôt. Qui, alors, pourrait porter le message ? Et comment ? Rien de concret n’est encore sur la table, affirme M. Provost, qui ose toutefois un exemple hypothétique, ici encore inspiré de pratiques existantes. « Imaginez un cours de formation pour juges ou juristes travaillant au sein de tribunaux insurgés. Là encore, ça peut paraître complètement fou, mais ça ne l’est pas du tout. Ça existe déjà dans une certaine mesure. Le CICR [Comité international de la Croix rouge], qui a pour mission la dissémination du droit humanitaire, fait de la formation auprès des combattants. La même chose pourrait donc se faire, mais sur le plan juridique. »
René Provost en cinq dates

1994 Il rejoint le corps professoral de la Faculté de droit de l’Université McGill.
1999 Il obtient son doctorat en droit de l’Université Oxford, au Royaume-Uni.
2005 Il devient, pour une période de cinq ans, directeur-fondateur du Centre sur les droits de la personne et le pluralisme juridique de l’Université McGill.
2010 Il dirige le Projet de jurisprudence centaure, un projet collectif interdisciplinaire portant sur l’interaction du droit et de la culture devant les institutions juridiques.
La justice insurgée façon tamoule
« On sait bien peu de choses des formes que prend la justice au sein des groupes rebelles, affirme le professeur de droit René Provost. « À quoi cela ressemble-t-il ? À des exécutions sommaires suivant un simulacre de procès qui ne rime à rien ? Ou alors des groupes invoquent-ils les conventions de Genève ? Font des choses qui respectent un minimum d’équité procédurale ? Pour le savoir, il faudra aller parler aux gens sur le terrain. »Les Tigres tamouls, qui ont lutté contre le gouvernement sri-lankais de 1983 à 2009, seront un cas à l’étude. « On a très, très peu d’informations factuelles sur leur structure judiciaire, mais on sait qu’ils avaient adopté un code pénal et un code civil tamoul. Ils avaient même une cour d’appel ! On rapporte qu’ils avaient 17 tribunaux différents et qu’ils auraient rendu 20 000 jugements. C’est un cas très intéressant. »