La laïcité à la française se cherche

Le plan Abdennour Bidar propose notamment des états généraux sur l’islam.
Photo: Charly Triballeau Agence France-Presse Le plan Abdennour Bidar propose notamment des états généraux sur l’islam.

Beaucoup de Québécois vouent un culte quasi religieux à la laïcité à la française. Allons-y voir. Comment se porte-t-elle ? « Mal », répond Abdennour Bidar, lui-même pur produit de la république laïque, docteur en philosophie, enseignant (2004-2012), membre de l’Observatoire de la laïcité et chargé de mission pour la « pédagogie de la laïcité » à la direction de l’enseignement scolaire du ministère de l’Éducation nationale.

Mais encore ? « La laïcité en France se porte mal au sens où on ne trouve pas un consensus national sur la façon d’appliquer son principe, de telle sorte qu’il nous serve dans une société multiculturelle, qu’il prouve son efficacité à nous faire vivre ensemble, à la fois avec et au-delà de nos différences, autour d’un certain nombre de valeurs partagées. Il n’y a pas du tout consensus autour de cette question qui nous divise sans arrêt. »

M. Bidar était à Montréal la semaine dernière à l’invitation de l’organisme Pour les droits des femmes du Québec. Il a donné des conférences et participé à des débats dans le cadre du Festival du monde arabe, notamment sur le thème du blasphème, de la censure et de l’autocensure.

« Notre modèle est en crise, poursuit-il. On tient toujours au principe qui permet, selon la formule, à ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas de vivre ensemble avec les mêmes droits et devoirs. Seulement, on n’arrive pas à l’appliquer et ça tire de tous les côtés. »

Pour lui, deux extrêmes « phagocytent » le champ du débat public. Il y a d’un côté les tenants d’une laïcité extrêmement dure qui voudraient chasser toute expression du religieux hors des espaces publics. De l’autre côté, il y a un certain nombre de mouvements religieux qui voudraient faire de la laïcité un principe de neutralité laissant s’exprimer dans l’espace public à peu près n’importe quelles revendications religieuses.

Résultat : la laïcité qu’il dit « équilibrée » se retrouve coincée entre les deux extrêmes. Cette option « ferait justice à l’unité et la multiplicité », selon la formule du philosophe. L’équilibre idéalisé reconnaîtrait le droit à la différence et se soucierait en même temps de fabriquer du commun.

N’est-ce pas l’option multi ou interculturaliste développée ici, au Canada et au Québec ? « C’est vraiment la recherche de l’équilibre qui m’importe, répond le Français. Je ne sais pas si ici vous y arrivez. Mais je peux dire qu’en France on n’y arrive pas du tout. Ce n’est pas seulement une question d’organisation spatiale, de ghettos ou pas. Est-ce qu’on vit vraiment les uns avec les autres ? Après Charlie [Hebdo], on s’est rendu compte qu’on n’arrivait plus à fabriquer du commun. »

Qui est qui ?

La tuerie du 7 janvier 2015 l’a ébranlé au point que le 12, il se mettait à l’écriture du Plaidoyer pour la fraternité (Albin Michel), qui a beaucoup circulé en France et ailleurs. Il y propose des pistes de réflexion d’engagement autour de ce large et généreux principe existentialiste et humaniste.

« Je considère que nous, Français, nous ne nous sommes jamais saisis de cette notion de fraternité. On a beaucoup parlé de liberté, d’égalité et malgré tout, la société française n’en finit pas de se fracturer. Il y a des fractures sociales et des fractures culturelles, par exemple entre les gens qui ont dit “Je suis Charlie” et ceux qui ont dit “Je ne suis pas Charlie”, avec une incommunicabilité qui fait froid dans le dos. »

La question de la liberté d’expression se retrouve au coeur du blocage. M. Bidar le dit clairement : il appuie la liberté de rire de tout. « Je ne suis pas pour la notion de blasphème, dit-il. Elle n’a rien à voir dans un univers de liberté de conscience. On peut et on doit rire de tout. »

La fraternité serait au coeur de la réforme proposée « parce qu’elle a une dimension éthique », dit le philosophe. Il a proposé un programme en dix points pour créer un ministère de la fraternité, casser les ghettos, instituer un service civique obligatoire, revoir l’enseignement public ou organiser des états généraux de l’islam.

L’inimitié, la désunion viennent aussi évidemment par ce bout. Une partie du monde musulman sombre dans des interprétations radicales et exclusives qui alimentent un nouveau totalitarisme.

Abdennour Bidar défend une conception individualisante de la foi et de la spiritualité. Son essai Self Islam (2006) défend une sorte de protestantisation de cette religion où le fidèle entre à sa façon en relation avec Allah ou ce qui en tient lieu.

« Chaque personne croyante cherche un rapport personnel et libre à un certain nombre de choses héritées sans rapport mécanique. Beaucoup de gens se retrouvent ainsi dans une sorte de logique de fidélité infidèle. Il y a le souci de conserver quelque chose et en même temps cette idée forte que le monde a changé et qu’il faut aussi être infidèle à la tradition. »

Cette décontraction du religieux lui fait critiquer les thèses de son compatriote Marcel Gauchet sur le désenchantement du monde voulant que nos sociétés s’extirpent du religieux. Pour lui, Dieu est en train de démourir.

« Pour moi, le retour du spirituel et non pas le retour du religieux, c’est le grand événement de ce début du XXe siècle. Le moment du désenchantement, c’est celui de la fin du XXe siècle. On passe à autre chose. Le religieux c’est ce qui fait système, d’un bloc sans liberté de choix. Aujourd’hui, l’individualisation du croire réinvente les façons de croire. D’où d’ailleurs cette fameuse crise du sacré partagée entre l’Occident et l’Orient. »

Avec des effets bien différents des deux côtés de la barrière civilisationnelle. « Les situations sont très contrastées dans le vaste monde musulman, où tente de s’imposer une orthodoxie de masse, un contrôle social assumé par une religion sclérosée, dit le philosophe. L’islam est travaillé aujourd’hui par des courants intégristes et fondamentalistes extrêmement puissants par rapport auxquels nos sociétés ne doivent pas faire de l’angélisme. On le voit en France avec les mouvements de radicalisation, qui inquiètent beaucoup le ministère de l’Intérieur et à juste titre. On voit aussi que se créent des ghettos qui deviennent des terreaux de radicalisme, de néoconservatisme. »

Ses propres ouvrages critiques circulent dans le Maghreb, au Sénégal, jusqu’en Malaisie. Lui-même a refusé de se rendre récemment en Égypte pour y prononcer des conférences pour d’évidentes raisons de sécurité. « Le cancer qui gangrène l’islam part de l’Arabie saoudite, conclut M. Bidar. Ce pays censé être le gardien des lieux saints et le centre d’un rayonnement d’une véritable intelligence de la culture islamique incarne tout le contraire. »



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