Les islamo-conservateurs aux commandes

Le parti du président islamo-conservateur turc Recep Tayyip Erdogan, le Parti de la justice et du développement (AKP), a remporté dimanche haut la main les législatives et a regagné, contre tous les pronostics, sa majorité, à peine cinq mois après l’avoir perdue. Il reprend ainsi la tête d’un pays plus divisé que jamais.
Cette victoire survient au terme d’une difficile campagne électorale pour la Turquie, qui s’est entre-déchirée, les affrontements s’étant multipliés au cours des dernières semaines jusqu’à atteindre un point culminant ces derniers jours. « Cette majorité obtenue par le parti d’Erdogan est une demi-surprise, avance Houchang Hassan-Yari, chercheur associé à l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand en entrevue avec Le Devoir. Surprise dans le sens où on s’attendait à ce que les Turcs votent différemment. Surtout parce qu’il était tout à fait évident que ce gouvernement, qui était devenu minoritaire, ne voulait pas former une coalition, et ce, même si c’était ce que le peuple voulait. » D’un autre côté, précise le chercheur, les cinq derniers mois ont été le théâtre de moult changements qui ont singulièrement transformé le climat politique du pays.
« La peur de l’instabilité en Turquie ajoutée à la stratégie d’Erdogan se posant en “homme fort qui peut vous protéger” l’ont emporté », a commenté l’analyste Soner Cagaptay, du Washington Institute, sur Twitter.
La campagne tendue a notamment été marquée par la reprise du conflit kurde et par la menace djihadiste venue de Syrie. Le président sortant et son premier ministre Ahmet Davutoglu se sont posés en seuls garants de l’unité et de la sécurité du pays, sur le thème « l’AKP ou le chaos ».
« La réaction de la population n’a rien d’inhabituel, soutient M. Hassan-Yari. Il est tout à fait normal, dans une situation de crise, de voir les gens se tourner vers ce qu’ils connaissent, de miser sur la stabilité. » Pas étonnant donc, selon lui, de voir le parti d’Erdogan reprendre la tête du pays. « Le gouvernement a instrumentalisé le climat de tension dès le début de la campagne, soutient le chercheur. Ça a fini par lui rapporter. »
Dans une première réaction, le président Erdogan a affirmé dans un communiqué que « notre peuple a clairement exprimé […] qu’il préférait le service et les projets à la polémique » et « fait preuve d’une forte volonté en faveur de l’unité et de l’intégrité » du pays.
Sur la quasi-totalité des bulletins dépouillés, l’AKP a recueilli 49,4 % des suffrages et raflé 316 des 550 sièges de député, ont annoncé les chaînes NTV et CNN-Türk. Un revirement qu’aucun sondage n’avait été en mesure de prédire puisque la quasi-totalité d’entre eux estimait que l’AKP ne serait en mesure de récolter que de 40 à 43 % des intentions de vote, un score insuffisant pour gouverner seul.
Le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), principal adversaire de l’AKP, arrive en deuxième place, suivi du Parti de l’action nationaliste (MHP, droite nationaliste), tous deux en fort recul par rapport au scrutin législatif de juin.
Le chef de file du HDP prokurde, Selahattin Demirtas, a concédé avoir cédé du terrain par rapport à juin, mais dénoncé une élection « injuste », disputée sous la menace djihadiste. « C’est une grande victoire tout de même », a-t-il ajouté. « Nous avons perdu un million de voix, mais nous sommes restés debout face aux massacres [commis par le pouvoir] et au fascisme. »
Son homologue du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, a également souligné le climat de violences de la campagne. « Nous sommes respectueux des résultats des élections, a-t-il dit, mais le pouvoir, tous les pouvoirs doivent respecter la suprématie du droit. […] Personne ne doit se considérer au-dessus des lois. »
La large victoire du parti du président turc a tout de même été accueillie avec beaucoup de soulagement par ses partisans. « Le président Erdogan demeure très populaire auprès d’une majorité de Turcs et ses idées trouvent écho chez de nombreux électeurs, concède M. Hassan-Yari. Les sondages disaient qu’il serait minoritaire, mais quand les gens sont seuls dans l’isoloir, les vieux réflexes prennent souvent le dessus », surtout dans un climat tendu.
Pour sa part, le Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde), entré triomphalement au Parlement en juin, n’a réussi à sauver sa place que de justesse, une autre surprise de ces législatives chargées en émotions. Avec 10,7 % des voix, juste au-dessus du seuil minimal de représentation, le parti prokurde décroche ainsi 59 sièges, soit une vingtaine de moins que lors des dernières élections.
Et rien n’était gagné. L’incertitude a plané tout au long du dépouillement, provoquant de brefs affrontements en soirée entre forces de l’ordre et jeunes militants kurdes à Diyarbakir, la grande ville du sud-est à majorité kurde.
Depuis le mois de juillet, des affrontements meurtriers ont repris entre le PKK et les forces de sécurité turques, qui ont fait voler en éclats les fragiles discussions de paix engagées il y a trois ans entre Ankara et les rebelles.
Nombreux défis
La victoire de dimanche est une revanche éclatante pour Recep Tayyip Erdogan, surtout après le revers retentissant du 7 juin dernier, où son parti avait perdu le contrôle total qu’il exerçait depuis 13 ans sur le Parlement. Cette défaite avait forcé l’homme de 61 ans à remiser son rêve d’instaurer une « superprésidence », aux prérogatives renforcées.
Sa toute nouvelle majorité ne devrait toutefois pas lui permettre de mener à terme son « grand projet ». « Il a la majorité nécessaire pour gouverner seul, insiste M. Hassan-Yari. Mais cela ne veut pas dire qu’il a obtenu l’appui nécessaire pour obtenir l’aval de la population pour modifier la constitution. »
Mais au-delà des réformes constitutionnelles, le gouvernement a de nombreux dossiers à régler, principalement en matière de sécurité.
L’attaque-suicide perpétrée il y a trois semaines à Ankara par deux kamikazes proches du groupe État islamique (EI), qui a fait 102 morts, a en outre ravivé la peur de la violence djihadiste venue de la Syrie voisine en guerre. Cette dégradation sécuritaire inquiète de plus en plus les alliés occidentaux d’Ankara, à commencer par l’Union européenne, confrontée à un flux croissant de réfugiés, surtout syriens, venant de Turquie.
« L’implication de la Turquie dans la coalition contre le groupe EI s’est, jusqu’à présent, surtout concentrée sur les positions du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), note le chercheur. Le gouvernement devra maintenant se positionner clairement quant à sa participation aux côtés de ses alliés. »
Avec l’Agence France-Presse et Le Monde