La Grèce à l’heure des choix

Aux prises avec une crise qui menace de déstabiliser le continent et de faire éclater la monnaie européenne, les Grecs se choisiront dimanche un nouveau gouvernement. Et cela, un mois seulement après l’élection du 6 mai dernier qui n’avait pas permis de dégager une majorité. À quelques jours de cette élection cruciale, 80 % des Grecs disent vouloir demeurer dans l’euro mais renégocier les conditions qui leur ont été imposées. On saura dimanche jusqu’où ils souhaitent aller. Dans ce premier d’une série de trois articles, Christian Rioux explore les racines du « malheur d’être Grec ».
Du malheur d’être Grecs. Le titre du best-seller de Nikos Dimou ne peut pas être plus actuel. Alors que la Grèce est dans sa troisième année de récession, que le taux de chômage officiel atteint 22 %, que tous les systèmes sociaux menacent d’éclater et que la dernière élection générale tenue en mai a révélé un peuple plus divisé que jamais, on a l’impression que ce recueil d’aphorismes a été écrit le mois dernier. Il y a pourtant 37 ans que l’on interpelle régulièrement son auteur dans la rue pour le féliciter du livre qu’il vient de publier. « Ce livre a été écrit en réaction au mythe créé par les colonels selon lequel les Grecs étaient une nation supérieure dont la gloire était éternelle, dit Nikos Dimou. Je voulais combattre cette mythologie et dire la vérité sur la Grèce. »
Peut-être aura-t-il fallu attendre toutes ces années pour que le livre prenne toute son actualité. Spécialiste des philosophes sceptiques grecs, l’écrivain Nikos Dimou n’y est pourtant pas tendre avec ses compatriotes, qu’il accuse d’avoir une prédisposition pour le malheur et de se complaire dans la détestation des Européens et le mythe d’un âge d’or qui remonte à l’Antiquité.
« Ce livre est une déclaration d’amour à la Grèce profonde, dit son auteur. Mais je suis un amant qui a perdu ses illusions, un amoureux qui a l’impression que son amante l’a laissé tomber. Si j’étais indifférent, j’aurais été plus fade et moins sarcastique. Le poète satirique est un poète blessé. C’est pourquoi il est si caustique. »
Selon l’auteur, dès l’âge le plus tendre, le citoyen grec est inondé d’une image totalement mythique de sa nation, celle d’un peuple extraordinaire, d’un peuple élu. Une enquête européenne menée il y a quelques années avait révélé qu’en moyenne 40 ou 50 % de la population des pays de l’Union européenne se disaient fiers de leur nation. En Grèce, ce taux atteignait pratiquement 97 %.
À cause de leur histoire, « les Grecs se perçoivent comme un peuple extraordinaire, dit Nikos Dimou. Or il n’est pas facile d’être le fils d’un Prix Nobel. Que fait-on après ? Perdu quelque part entre l’Orient et l’Occident, entre la gloire d’antan et la misère d’aujourd’hui, entre l’orthodoxie et les Lumières, le Grec a un véritable problème d’identité. Qui est-il ? À quoi appartient-il ? »
Dimou fait remarquer qu’aujourd’hui encore les Grecs parlent de l’Europe comme d’un autre continent. Ils « vont étudier » en Europe, ils « reviennent » de l’Europe. Un peu comme les Français avec la Francophonie. « Celui qui vit une crise d’identité a comme première réaction de ne pas se sentir en sécurité, d’être mal dans sa peau. Et ça le suit partout. Or cette insécurité est aujourd’hui amplifiée par la crise. De nombreux Grecs croient que cette crise n’existe pas, que c’est un complot de l’Europe ou de l’Allemagne contre la Grèce éternelle. »
Amour-haine de l’Europe
Cette méfiance à l’égard de l’Ouest est millénaire. Nikos Dimou la fait remonter au schisme de l’Église orthodoxe, au xie siècle. Dès cette époque, l’Ouest est devenu un ennemi. À tel point que, lors de l’invasion de Byzance par les Turcs, au xve siècle, les Grecs refusèrent l’aide des armées européennes. « Plutôt le turban que le chapeau du cardinal », aurait alors déclaré le grand amiral de l’Empire byzantin, le grand duc Notaras.
« Les orthodoxes ont toujours cru qu’ils avaient le monopole de la vérité face aux papistes hérétiques, dit Nikos Dimou. Pendant les 500 ans de l’occupation ottomane, l’Église fut la seule force sociale réelle. Sous le régime des millets, juifs, chrétiens et musulmans avaient leur propre administration pour autant qu’ils payaient l’impôt. Vingt ans avant la révolution grecque, le patriarche orthodoxe affirma que le diable ne se cachait pas chez les Turcs, mais dans les idées de l’Ouest. Celles de la liberté et de la république symbolisées par la Révolution française. »
Si le fondateur de la littérature grecque moderne, Coraïs (1748-1833), a vécu cette révolution, il n’a jamais pu mettre les pieds dans son pays, où on lui aurait fait un mauvais parti. « Les Grecs entretiennent avec l’Europe une relation d’amour-haine. Dès qu’on dit à un Grec qu’il n’est pas Européen, il répond aussitôt que ce sont les Grecs qui ont inventé l’Europe. Mais, peu après, il vous dira que la Grèce est sous occupation allemande et que Mme Merkel complote contre elle. »
Le sang d’Aristote
À cause du rôle qu’ils ont joué dans l’Antiquité, les Grecs sont portés à croire qu’ils ont tout inventé, dit Nikos Dimou. Un jour, on l’a accusé de lèse-majesté à cause d’une conférence dans laquelle il affirmait que l’esprit scientifique des Grecs anciens n’avait rien de comparable avec la méthode scientifique de Galilée, de Kepler et de Newton, même si Aristote avait une méthode empirique.
« Pour moi, il n’y a pas de continuité entre la Grèce antique et la Grèce moderne. Cette filiation a été inventée par des écrivains du xixe siècle pour créer une conscience nationale. On a relié la Grèce antique, Byzance et la Grèce moderne. Certains fanatiques ont même voulu nous faire croire que dans nos veines coulait le sang d’Aristote et de Platon. » Entre la fin de l’Antiquité et l’époque moderne, des centaines de peuples ont envahi la Grèce, dit Nikos Dimou. Et certains y sont restés plusieurs siècles. Au xiie siècle, lorsque l’Attique fut envahi par des Albanais, ceux-ci découvrirent une terre pratiquement déserte. On y a longtemps parlé l’albanais plus que le grec. Lors de l’indépendance, les marins de la flotte grecque étaient souvent des Albanais chrétiens qui combattaient les Turcs.
« Il faut comprendre que la Grèce n’a pas vécu la Renaissance, la Réforme, le Siècle des lumières et la révolution scientifique. En Grèce, il n’y avait pas de classe bourgeoise. Sous l’Empire ottoman, c’était le régime féodal. Or, comme dit Marx, la classe bourgeoise a inventé tout ce qui fait une nation moderne : la démocratie, l’État, la justice, les droits de l’homme. La Grèce est passée à côté de ces mouvements. Même l’indépendance de la Grèce n’aurait pas été victorieuse si les bateaux français, anglais et russes n’avaient pas vaincu la flotte ottomane lors de la bataille navale de Navarin (1827). En fait, la nation grecque doit sa liberté aux “ maudits Occidentaux ”. »
Nikos Dimou rappelle que la Grèce libre était alors une société féodale dominée par de grands propriétaires. La plupart des grandes institutions du nouveau pays seront importées de l’Ouest : les premières lois, les premières universités, les codes civil et pénal (traduits de l’allemand). « C’est pourquoi le sentiment d’appartenance à ces institutions est faible. Certains ont l’impression que les Allemands ont simplement remplacé les Turcs. »
Selon l’écrivain, la crise actuelle a provoqué deux réactions qui devraient s’exprimer dans le scrutin de dimanche prochain. D’un côté, dit-il, il y a le parti de la peur. De l’autre, celui de l’indignation. « Le premier va voter pour l’euro avec les partis traditionnels, comme Nouvelle Démocratie [centre droit] et le PASOK [centre gauche]. Les indignés vont voter pour la gauche radicale de Syriza. Quant aux néonazis, ils sont contre tout le monde, et surtout les immigrants. La peur gagne surtout les gens d’un certain âge, qui ont un statut social et quelque chose à perdre. L’indignation regroupe les jeunes et ceux qui ont tout à gagner d’un changement. »
Jouer avec le feu
Pour Nikos Dimou, les Grecs n’ont pas vraiment le choix, ils doivent se réinventer pour pouvoir subsister dans l’Europe moderne. « Naturellement, il y a des raisons d’être indignés. Mais il faut commencer par reconnaître que les Grecs se sont endettés à un point qui n’est pas imaginable. Ils se sont endettés et ont voté pour des politiciens qui ont profité de ces dettes. Le clientélisme à crédit permettait aux politiciens de faire des faveurs à leurs clients. À gauche comme à droite. »
Les statistiques sont connues. Depuis dix ans, le nombre de fonctionnaires est passé de 500 000 à un million. Pendant ce temps, la Grèce s’est arrêtée de produire. L’Union européenne a accoutumé les agriculteurs à être payés sans rien faire. L’argent accordé pour moderniser la production a souvent servi à acheter des villas. Résultat : aujourd’hui la Grèce importe des oranges de l’Espagne et des citrons de l’Argentine. Tout l’équipement et même l’énergie viennent de l’étranger. Ce déficit commercial abyssal a dû être comblé par des emprunts. Ça tombait bien, grâce à l’euro, la Grèce pouvait emprunter aux mêmes taux que l’Allemagne.
« Bien sûr, les gens ont raison d’être indignés parce que notre classe politique nous a conduits à la faillite, dit Nikos Dimou. Nous sommes insolvables depuis des années. Ils ont raison d’être indignés contre nos politiciens, mais pas contre les autres Européens qui nous donnent de l’argent. Ils doivent réaliser qu’ils ont aussi profité de cette situation pendant des années sans s’en inquiéter. Aujourd’hui, 80 % des Grecs sont contre la sortie de l’euro, mais 80 % sont contre le mémorandum imposé par l’Union européenne. Nous jouons avec le feu. »
Selon l’auteur, cette crise a commencé avec André Papandréou, qui a dirigé la Grèce à partir de 1981 et instauré un véritable système de clientélisme. Avant lui, les dépenses de l’État ne représentaient que 30 % du PNB. Après, elles atteignaient déjà 130 %. Aujourd’hui, c’est 300 % !
« J’espère malgré tout que cette crise sera salutaire, comme certaines fièvres qui vous rendent la santé, et qu’elle aidera les Grecs à devenir plus rationnels. Dans Timé, Platon raconte que les Égyptiens avaient dit à Solon que les Grecs étaient toujours des enfants. Il est étonnant que le logos, devenu ratio chez les Romains, ait pourtant commencé en Grèce. Il ne suffit pas d’admirer les Anciens Grecs, il faut les connaître. Chaque fois que je les lis, je suis subjugué par le fait qu’on ait pu atteindre une telle perfection il y a si longtemps. Il n’est pas étonnant que les descendants d’une telle civilisation soient une nation malheureuse. »