Élection présidentielle en Serbie - Le Kosovo au coeur du scrutin

Paris — «Je ne serai pas celui qui démantèlera la Serbie!» À 48 heures du premier tour de scrutin, qui aura lieu dimanche, voilà à peu de chose près par quelle phrase commencent presque tous les discours de cette campagne présidentielle serbe. Presque tous les candidats, du nationaliste radical Tomislav Nikolic au nationaliste démocrate Boris Tadic, se font fort de rappeler que la nouvelle Constitution serbe fait de la province du Kosovo une «partie intégrante du territoire serbe».
Le 20 janvier et le 3 février prochains, les Serbes éliront pourtant, quoi qu'il advienne, celui qui devrait présider à l'acte final du démantèlement de la Yougoslavie, un drame qui a commencé le 24 mars 1989 lorsque Slobodan Milosevic a donné le signal de l'éclatement en mettant justement fin au statut de cette région autonome.Que le président actuel, le démocrate pro-européen et favori Tadic, l'emporte ou non, la déclaration d'indépendance de ce territoire sous administration internationale depuis la fin de la guerre, en 1999, semble aujourd'hui inévitable. Le gouvernement de Belgrade a d'ailleurs adopté un plan de rétorsion cette semaine. La Serbie serait prête à couper les lignes qui approvisionnent le Kosovo en électricité. La province serait du coup privée de 40 % de ses livraisons. La Serbie pourrait aussi refuser de reconnaître les nouveaux passeports kosovars. Les voyageurs venant de Pristina devraient faire un long détour pour gagner l'Europe de l'Ouest. Belgrade songe aussi à rompre ses relations diplomatiques avec les pays qui reconnaîtront le Kosovo indépendant, au risque de se retrouver isolée.
Mais l'indépendance du Kosovo ne semble guère faire de doute. Depuis l'échec, en décembre, des négociations entre la province sécessionniste et la Serbie, les États-Unis et l'Union européenne ont appelé à un report après la campagne électorale serbe pour ne pas encourager le Parti nationaliste radical (SRS) de Tomislav Nikolic, dont le leader Vojislav Seselj est inculpé de crimes de guerre par le Tribunal pénal international de La Haye. Le SDS demeure toujours le premier parti serbe, même si, faute d'alliés, ses chances sont faibles au second tour.
Si tout se passe comme prévu, l'Union européenne devrait donner son feu vert en février au déploiement de 1800 policiers qui, en plus des 17 000 militaires de l'OTAN, seront chargés d'assurer l'ordre à la suite de la déclaration d'indépendance. Mais il se pourrait que le scénario ne soit pas aussi simple que prévu.
«Nous ne sommes pas à l'abri d'une surprise», explique Jacques Rupnik, auteur des Banlieues de l'Europe (Presses de Science Po) et un des meilleurs spécialistes européens de cette région. «La surenchère actuelle favorise les nationalistes radicaux de Nikolic, même s'il est peu probable qu'ils remportent la présidentielle. Ce que nous ont par contre appris les derniers mois, c'est que presque aucun parti serbe n'accepte la sécession du Kosovo. Il y a un an, l'Europe croyait que la perspective de l'intégration européenne suffirait à convaincre les démocrates serbes. Elle s'est trompée.»
Aucun compromis n'a été possible malgré la prolongation des négociations proposée par le président français Nicolas Sarkozy. Les sondages laissent pourtant penser que le Kosovo est une préoccupation secondaire des électeurs dans ce scrutin, dit Dusan Janjic, directeur du Forum pour les relations ethniques à Belgrade, qui était récemment de passage à Paris.
«Et pourtant, la question traverse la campagne de part en part. 70 % des Serbes disent vouloir rejoindre l'Union européenne. Mais la moitié d'entre eux refuse d'en payer le prix en laissant partir le Kosovo. Dans quelques semaines, il faudra choisir, et la Serbie pourrait bien tourner le dos à l'Europe et regarder vers la Chine et la Russie. Cette dernière cherche à utiliser par tous les moyens cette pomme de discorde afin de discipliner la région.»
Depuis un an, la voix de la Russie est devenue déterminante. C'est elle qui bloque l'adoption à l'ONU d'une résolution permettant l'accession du Kosovo à une souveraineté conditionnelle au respect intégral des droits de la minorité serbe. C'est ce que prévoyait le plan de l'émissaire de l'ONU, l'ancien président finlandais Martti Ahtisaari. La Russie invoque le fait que, dans la Constitution yougoslave, seules les républiques avaient le droit à l'autodétermination. L'accession à l'indépendance d'un territoire comme le Kosovo créerait selon elle un dangereux précédent.
Le plan Ahtisaari a d'autant plus de plomb dans l'aile que la nouvelle Russie de Vladimir Poutine est décidée à faire valoir toute sa capacité de nuisance dans la région. L'époque est bien finie où la Russie participait avec l'OTAN aux forces de stabilisation en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. La Russie est aujourd'hui le premier importateur en Serbie, devant l'Union européenne. Le monopole russe Gazprom s'apprête d'ailleurs à prendre le contrôle de la compagnie pétrolière serbe Naftna Industrija Srbije (NIS).
«Mais surtout, Vladimir Poutine menace d'utiliser le précédent du Kosovo afin d'exploiter à son avantage les mouvements indépendantistes qu'il soutient en Ossétie du Sud et en Abkhazie», explique Jacques Rupnik. L'Allemagne a cru qu'il ne s'agissait que d'un exercice de rhétorique jusqu'à ce que Poutine mette le poing sur la table.
En quelques semaines, le veto russe à l'ONU et les menaces à peine voilées ont réussi à fissurer le bloc européen. Il y a peu, seules Chypre et la Grèce, alliées traditionnelles de la Serbie, rechignaient à reconnaître le Kosovo. Aujourd'hui, la liste s'allonge. On y compte maintenant la Slovénie et la Roumanie, qui se méfient de leurs minorités hongroises respectives. L'Espagne craint les répercussions au Pays basque. Même la Belgique, en pleine crise constitutionnelle, serait hésitante. Malgré ses divisions croissantes, l'Union européenne a décidé que les dissidents ne s'opposeraient pas à la reconnaissance des grands pays comme la France et l'Allemagne.
«L'indépendance du Kosovo reste malgré tout la moins pire des solutions, explique Jacques Rupnik. Ce n'est pas une panacée pour un pays qui compte 40 % de chômeurs et qui est sous perfusion internationale depuis 1999. Mais comment demander aux Kosovars à 90 % albanais de rester alors que même le Monténégro, dont la population était très proche des Serbes, est indépendant? Je ne connais pas un seul Albanais du Kosovo prêt à rester.»
Selon Yves Tomic, vice-président de l'Association française d'études sur les Balkans, l'indépendance du Kosovo est dans l'intérêt de la démocratie serbe, tout comme la séparation de la Slovaquie fut dans celui de la République tchèque. «Si la Serbie aspire à la démocratie, elle n'a plus rien à faire avec le Kosovo, qui ne voudra jamais d'un simple statut d'autonomie et qui sera toujours une source de tensions. Malheureusement, les acteurs politiques serbes semblent toujours tournés vers le passé.» Seul le candidat du petit Parti libéral-démocrate, Cedomir Jovanovic (environ 5 % des intentions de vote), tient un tel discours.
Les chefs de la diplomatie de l'Union européenne devraient se réunir le 28 janvier à Bruxelles afin d'examiner les conditions d'envoi d'une force de 1800 policiers. «L'indépendance du Kosovo est une affaire réglée. Il ne nous reste qu'à la proclamer», a déclaré la semaine dernière le premier ministre du Kosovo, Hashim Thaci.
Mais on n'est jamais à l'abri d'un dérapage.
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Correspondant du Devoir à Paris