La Turquie confrontée à son déni

Dans la controverse, l'Assemblée nationale française a voté, jeudi, une loi criminalisant le déni du génocide arménien de 1915. Le même jour, le prix Nobel de littérature était attribué à l'écrivain turc Orhan Pamuk, honni en Turquie par les ultranationalistes pour avoir pris la défense des minorités kurde et arménienne. Une «convergence constructive», plaide l'historien Frank Chalk, de l'université Concordia, prenant le contre-pied du tollé ambiant.

Immense malaise autour de la proposition de loi française pénalisant la négation du génocide arménien, considérée de tous bords comme une atteinte à la liberté d'expression et un pavé dans la mare de l'épineux débat autour de la démocratisation de la Turquie et des conditions de son adhésion à l'Union européenne.

S'agissant d'épingler la Turquie pour avoir toujours refusé de reconnaître la nature génocidaire des massacres commis contre les Arméniens, qui auraient fait 1,5 millions de morts pendant la Première Guerre mondiale, le texte a été qualifié par plusieurs de «contre-productive» en ce qu'il risque surtout d'attiser la réaction de l'opposition ultranationaliste et anti-européenne parmi les Turcs.

Une vingtaine de pays, dont le Canada, ont à ce jour officiellement reconnu que les événements de 1915 constituaient un génocide. La proposition de loi française fait un pas de plus en criminalisant la négation de ce génocide, de la même manière que nier l'existence de l'Holocauste constitue un crime en France.

Une initiative «inopportune», a déploré le gouvernement français. Un sentiment relayé par l'UE, dont le commissaire à l'élargissement Olli Rehn avait mis en garde Paris, lundi dernier, contre l'adoption d'une loi aux «effets contraires à ceux recherchés» et qui, nuisible au dialogue, «mettrait en danger les efforts de tous ceux qui, en Turquie, veulent ouvrir un débat sérieux et honnête, sans tabous, sur cette question».

Le malaise est d'autant plus grand que la proposition de loi, qui vise à rendre les négationnistes passibles d'un an de prison et d'une amende de 45 000 euros, répond en France à des considérations électorales à l'horizon des scrutins du printemps 2007. La proposition de loi, qui a du reste peu de chances d'être entérinée par le Sénat, est le fait du Parti socialiste, défenseur historique de la diaspora arménienne du pays, mais a également reçu l'appui de ceux, à droite, qui cherchent à faire dérailler la candidature turque à l'UE.

«En instrumentalisant une question grave à des fins petitement électoralistes, déplore André Lecours, politologue à l'université Concordia, une partie de la classe politique française cherche ainsi à se mettre au diapason des réticences de l'opinion publique à l'égard de la Turquie musulmane et du processus d'élargissement européen.» Ajouté aux froideurs allemandes, cela n'augure rien de bon, à son avis, pour l'avenir des négociations d'intégration.

Atteinte à la liberté d'expression

C'est dans les milieux libéraux de la Turquie que les réactions ont été les plus torturées, y compris parmi des intellectuels, journalistes et écrivains qui ont pourtant été poursuivis par la justice en vertu de l'article 301 du code pénal turc — considérant comme une «insulte à l'identité turque» l'usage des mots «génocide arménien».

«Si cette loi passe, j'irai en France et, bien que ce soit contraire à mes convictions, je dirai que non, il n'y a pas eu de génocide», a notamment déclaré Hrant Dink, journaliste arménien de Turquie où il est poursuivi pour avoir affirmé la réalité du génocide.

Réaction semblable de l'écrivaine Elif Shafak, acquittée fin septembre d'accusations portées en vertu de l'article 301 pour avoir évoqué le génocide dans son roman Le Père et le Bâtard et fait tenir par ses personnages des propos désobligeants envers les Turcs.

«Je crois à la liberté d'expression, écrivait-elle récemment dans un commentaire publié par le Turkish Daily News, après son acquittement. Pas seulement en Turquie, mais partout et tout le temps. C'est pourquoi il m'est impossible de ne pas m'inquiéter de ce qui se passe [...] en France. Sa "loi du génocide" va tout à fait à l'encontre de l'esprit [...] d'une démocratie ouverte.» Elle nuira, écrivait-elle, aux efforts pour développer le dialogue entre Turcs et Arméniens.

Le même article 301 avait également servi, début 2006, au dépôt de poursuites, finalement abandonnées, contre Orhan Pamuk qui avait déclaré à un journal suisse que «30 000 Kurdes et un million d'Arméniens ont été tués dans ces terres». M. Pamuk n'a pas, sauf erreur, réagi au projet français. Mais il avait déclaré en 2005 en Allemagne: «L'huile qu'on jette sur le feu du sentiment anti-turc en Europe donne lieu à un nationalisme anti-européen aveugle en Turquie.»

Or, estime le journaliste français Gérard Menachemoff, observateur de la scène turque depuis les années 60, le gouvernement musulman modéré et pro-européen du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, qui a chassé les nationalistes du pouvoir en 2002, «a créé des ouvertures dans la société turque et a réussi à dépasser le blocage vis-à-vis des Kurdes et des Arméniens», malgré l'influence militaire et politique ancienne de l'establishment fidèle à l'idéal républicain de Mustafa Kemal.

Si la législation française «provocatrice» met le gouvernement Erdogan dans l'embarras, M. Menachemoff croit cependant que cet establishment nationaliste «mène au fond un combat d'arrière-garde» et que «la Turquie actuelle est mûre pour reconnaître le génocide arménien».

Aussi, la loi votée par l'Assemblée nationale, dit-il, est une «réponse brutale à une attitude absurde de négation» des dimensions de la tragédie arménienne, mais aussi, par extension, des droits culturels des Kurdes.

L'historien de Concordia, Frank Chalk, l'un des auteurs de Encyclopedia of Genocide and Crimes against Humanity, opine: «Que cette loi ait des incidences électorales ne la discrédite pas. Le déni a été si vigoureux au cours de l'histoire de la part des autorités turques qu'elles ont fini par inviter ce genre de réaction.»

Ainsi en va-t-il de la nobélisation de M. Pamuk, estime M. Chalk. «Le choix du jury traduit le sentiment dans plusieurs parties du monde que la Turquie est allée trop loin dans la négation de la réalité historique de l'annihilation intentionnelle du peuple arménien.»

De l'un à l'autre, croit M. Chalk, il y a «convergence constructive».

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