Les talibans règnent au Waziristan

Dera Ismaël Khan et Bannou — La tension est palpable à Dera Ismaël Khan, une ville du Waziristan sud, le long de la frontière afghane. Dans le bazar, on reconnaît des djihadistes à leur barbe, leurs cheveux longs et pantalon au-dessus des chevilles. Un juriste accepte un entretien dans son bureau, mais prévient qu'il veut rester anonyme: «Si jamais les talibans apprennent que je vous ai rencontrés, je suis en danger. Pour eux, tout Occidental est un espion des Américains.» Il raconte: «Le Waziristan est à 100 % sous le régime des talibans. Ils gèrent l'administration, ont leurs propres milices et des chefs dans chaque village. Ils assurent la justice, la sécurité. Et 95 % des gens sont contents de ces règles parce qu'ils sont illettrés. Là-bas, personne n'a le droit de s'exprimer.»

Depuis 2004, l'armée pakistanaise a mené des opérations contre al-Qaïda dans les zones tribales du Waziristan. Quelque 80 000 hommes ont été déployés le long de la frontière que les combattants islamistes traversent pour aller attaquer les troupes occidentales en Afghanistan. Mais cette guerre n'a pas eu les résultats escomptés. Un habitant du Waziristan sud explique: «Les services secrets pakistanais avaient dispersé dans les tribus locales les fuyards d'al-Qaïda et des chefs talibans à l'automne 2001. Quand le gouvernement leur a demandé de partir, ces djihadistes ont résisté et les habitants ont commencé à les soutenir. Ils étaient furieux contre l'armée, qui est entrée au Waziristan sous la pression des Américains.» Embourbée dans la région, l'armée pakistanaise aurait perdu plus de 600 soldats et décidé d'arrêter ses opérations. Les hostilités ont cessé en 2005 dans le Waziristan sud, où les talibans règnent depuis. Dans le Waziristan nord, un accord de paix a été signé, début septembre, par un conseil réunissant les autorités, les anciens des tribus, les moudjahidines, les oulémas et les représentants des chefs talibans locaux.

Chacun a été dûment rémunéré par le gouverneur de la province. L'accord interdit aux citoyens locaux de traverser la frontière afghane «pour prendre part à des opérations militaires», mais pas d'«aller rendre visite à leur famille et faire du commerce». Les combattants étrangers (Ouzbeks, arabes, etc.) doivent quitter la zone, à moins d'y mener «une vie paisible». Aucune administration parallèle ne doit être mise en place. En échange, les combattants ont récupéré leurs armes et la plupart des prisonniers ont été libérés. «Les étrangers relâchés sont pris en charge par la fondation Al-Khidmat, du parti religieux Jamaat e-Islami, qui les aide à rentrer chez eux, explique un avocat de Peshawar. C'étaient, pour la plupart, d'anciens djihadistes qui se battaient en Afghanistan et qui se sont mariés ici. Il n'y avait aucune charge contre eux, hormis leur séjour illégal.»

Le Dr Anwar, qui se rend de temps à autre à Miranshah, principale ville du Waziristan nord, a été témoin des souffrances de la population: «Il y a eu des centaines de morts. Beaucoup de femmes et d'enfants sont anxieux, parfois traumatisés. La population a été bombardée, des villages entiers détruits car des mollahs s'y cachaient.» Depuis l'accord, la sécurité est revenue et les gens sont soulagés. «Dans le Waziristan nord, les talibans sont plus souples, ils interfèrent moins dans la vie privée des gens, reprend le médecin. C'est vrai qu'il y a des patrouilles et qu'ils peuvent arrêter n'importe qui. Quant aux étrangers, la collectivité leur a demandé de partir, pour ne pas créer de problèmes.»

À Bannou, à la lisière du Waziristan nord, les restes noircis d'une boutique de disques sont visibles dans le bazar. Les autres boutiques de films et de musiques «non islamiques» ont fermé. D'autres jeunes, en tenue de djihadistes, se promènent dans la rue. Près de 200 maleks (représentants du gouvernement) et chefs tribaux du Waziristan ont été assassinés pendant les trois ans d'opérations militaires. «Les mollahs ont pris le pouvoir aux maleks. Ils étaient impopulaires car ils recevaient des millions et ne redistribuaient rien, raconte un habitant de Dera Ismaël Khan. Maintenant, si tu as un problème à régler, tu vas chez le mollah de la madrasa du coin et il le résout immédiatement.» Dans son bureau de Bannou, un vieux politicien s'énerve: «Les gros mollahs exploitent les gens, ils ont leur "business" des madrasas et promettent le paradis. Ils font du lavage de cerveau.»

Le président afghan accuse le Pakistan de déstabiliser le sud afghan. Certains, ici, confirment ses allégations. «Hamid Karzaï a raison de blâmer le Pakistan. Les bases sont ici, explique un politicien de Bannou. Les talibans se promènent dans de beaux Land Cruiser, reçoivent des armes, ils vont poser des bombes de l'autre côté et reviennent.» Les talibans se rendent même, de temps à autre, à Bannou. «Ils arrivent avec six ou sept véhicules, parfois ils sont une cinquantaine, raconte un local. Ils veulent étendre leur pouvoir sur les villes. Ils donnent des listes de choses interdites et 500 roupies pour le linceul si jamais une personne n'obéit pas.» Au Waziristan sud, parmi la jeune génération, beaucoup sont fascinés par les héros djihadistes. «Quand je me suis aperçu que mon fils de 15 ans était parti dans un camp d'entraînement, je l'ai fait revenir immédiatement, raconte cet habitant. Ses cousins de 12 et 13 ans étaient aussi dans le camp. Ils apprennent à utiliser des armes, comment survivre, se défendre. Il y a des camps mobiles dans les villages.»

Allié essentiel.

L'accord n'est qu'une façade. Les infiltrations continuent, tout comme les assassinats, déplore un habitant de Dera Ismaël Khan. Des cadavres de talibans sont ramenés de l'Afghanistan pour être enterrés... au Pakistan. Dans deux villages près de Dera Ismaël Khan, les talibans auraient des bureaux pour les aspirants au djihad. «Il faut absolument ouvrir des écoles pour éduquer les locaux, se désole un étudiant. Il n'y a quasiment que les madrasas du Jamaat e-Islami là-bas. Les gens vivent dans leur bulle. Ils sont faciles à manipuler.» Quant au Jamaat, il se félicite de l'accord de paix. À un an des élections parlementaires pakistanaises, il est devenu un allié essentiel pour le président Musharraf s'il veut régler la situation au Waziristan.

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