La « superpuissance » africaine est en feu - La valse du pillage au Nigeria

Une inquiétante conjonction de troubles enflamme depuis la fin de 2005 cette «superpuissance africaine» qu'est le Nigeria, le pays le plus peuplé du continent: attentats contre des installations pétrolières et prises d'otages dans le delta du Niger, foyer principal de l'extraction de brut; affrontements confessionnels autour des caricatures du prophète Mahomet et, dans la foulée, des dizaines de morts, manifestations des tensions confessionnelles historiques entre le nord musulman et le sud chrétien. Ce à quoi vient s'ajouter la rumeur politiquement explosive selon laquelle le président Olusegun Obasanjo, dont le second mandat expire l'année prochaine, manoeuvrerait pour modifier la Constitution afin de s'autoriser à en briguer un troisième.
Preuve que demeurent bien fragiles les efforts de démocratisation, minés par les violences et une corruption abyssale, huit ans après la fin de la monstrueuse dictature militaire de Sani Abacha.«La presse internationale s'est emballée, en partie parce que les événements survenus dans le delta ont un impact direct à la hausse sur le prix du pétrole, note Mamoudou Gazibo, africanologue à l'Université de Montréal. Mais en réalité, les ressorts du problème ne sont guère différents de ceux qui ont fait un million de morts dans la guerre civile du Biafra il y a près de 40 ans.»
Ces ressorts reposent largement sur les injustices jamais réparées dans le partage des immenses revenus du pétrole que touche le gouvernement nigérian. Premier producteur africain et septième plus important exportateur au monde, le Nigeria engrange ces temps-ci quelque 30 milliards $US par année en revenus pétroliers. Depuis 1980, le pays a pratiquement quadruplé son PIB qui a atteint 160 milliards $US en 2005. Pour autant, face à des élites politiques et militaires riches à craquer, 91 % des 130 millions de Nigérians, divisés entre 250 groupes ethniques, survivent avec moins de deux dollars par jour. Le pays a besoin d'emplois, de routes, d'eau potable, d'électricité, d'écoles et de cliniques... Les dégâts environnementaux causés par 50 ans d'exploitation pétrolière ont laminé la pêche et l'agriculture, réduites à des activités de survie dans un pays rural à 65 %.
Le Nigeria n'a pas non plus, malgré la manne, développé ses capacités de raffinage. Avec le résultat qu'il importe à grand frais des produits raffinés et que dans les rues d'Abuja et de Lagos, les pénuries de pétrole sont chroniques.
La corruption et le pillage tous azimuts y est pour beaucoup dans le pourrissement de ces injustices qui dressent depuis toujours le Nord politiquement dominant contre le Sud économiquement spolié. L'organisation Transparency International désigne, année après année, le Nigeria comme étant l'un des trois ou quatre pays les plus corrompus de la planète. En mars 2005, une commission parlementaire sur la gestion des fonds publics évaluait que 65 % du budget national était détourné. Sani Abasha est accusé d'avoir personnellement volé 2,2 milliards pendant les cinq ans de son régime, de 1993 à 1998.
Le delta du Niger est le théâtre permanent d'une guerre complexe de pillage à grande échelle dans laquelle l'élite gouvernementale, instrumentalisant des milices, dispute le contrôle de l'extraction illégale de la ressource à une panoplie de gangs aux alliances changeantes et d'organisations de résistance qui revendiquent par les armes et le «kidnapping» qu'une partie de la rente pétrolière soit rendue à la population de la région.
Le siphonnage des pipelines par les gangs criminels est tel, écrivait l'année dernière The Guardian, de Londres, «que des vieux pétroliers [apparemment d'origine soviétique] sont maintenant utilisés pour transporter le pétrole volé».
Dans un article dévastateur publié dans Current History, Ike Okonta, coauteur d'un livre intitulé Where Vultures Feast: Shell, Human Rights, and Oil, souligne que l'État nigérian ne peut pas ne pas savoir qui se livre à pareilles pillages et accuse le géant pétrolier anglo-néerlandais Royal Dutch Shell Petroleum, principal producteur du pays, d'éluder ses responsabilités sociales en réduisant les troubles à des affrontements tribaux. «Tout le monde, les rentiers et les dirigeants de l'industrie pétrolière compris, savent qui sont les voleurs, écrit M. Okonta. Mais ils ne peuvent pas agir contre eux parce qu'ils sont tous partenaires dans le même sale crime: le pillage.»
Quoi qu'il en soit, les attaques commises contre les oléoducs depuis le début de l'année font souffrir l'industrie, qui a vu sa production chuter d'environ 15 %. En raison de l'escalade, Shell a évacué des centaines d'employés après le kidnapping de neuf travailleurs (six ont été depuis libérés) par une nouvelle organisation nommée Movement for the Emancipation of the Niger Delta (MEND), qui a menacé de déclencher une «guerre totale» dans la région et qui affirme parler au nom des 10 millions d'Ijaws qui peuplent le delta. En réaction, la tendance des pétrolières est de fuir le problème, ont remarqué des spécialistes, en déplaçant leurs activités dans le golfe de Guinée.
Les troubles ont fait des milliers de morts et de déplacés depuis le retour au pouvoir d'un gouvernement civil en 1999. Cité par The Christian Science Monitor, le commentateur Amaza Obi, du journal nigérian Sun, croit que la récente agitation «est une bombe qui attend d'exploser».
Pour autant, M. Mamoudou, de l'UdeM, dose ce pessimisme. «Le Nigeria doit composer avec un lourd héritage depuis l'indépendance en 1960, dit-il. En comparaison avec les années 1990, et si difficile que soit encore la situation, le pays avance dans la bonne direction.» À condition que la démocratie électorale puisse continuer de fonctionner, des contre-pouvoirs pourront émerger. Les élites voient bien, croit-il, que Sani Abacha n'a rien réglé en faisant pendre, en 1995, l'activiste et écrivain Ken Saro Wiwa pour avoir pris la défense du peuple Ogoni contre Shell et le gouvernement, et dénoncé la pollution engendrée par l'exploitation pétrolière.
Si bien que M. Mamoudou juge dangereuse, dans les circonstances, la possibilité que le président Obasanjo soit tenté de briguer un troisième mandat. «Je conçois très mal qu'Obasanjo, lui qui a remis le pouvoir aux civils en 1979, lui qui a été emprisonné sous Abacha, veuille modifier la Constitution et rester au pouvoir, compte tenu des tensions politiques graves que cela risquerait de provoquer.»