Le jeu d'Anna Enquist

Un fil surprenant relie les dix nouvelles (à l'exception de la première) qui composent le recueil La Blessure, de l'écrivaine néerlandaise Anna Enquist, récemment de passage à Montréal pour la parution de ce quatrième livre. Ce fil est un jeu, le football: un enfant rêve devant le portrait d'un joueur de football, une jeune fille se fait violer par celui qu'elle désire, un jeune homme est blessé pendant un match, une équipe d'enfants est dirigée par un professeur fanatique, un joueur retraité participe à une émission radiophonique où on veut établir des liens entre le football et l'art... Pourquoi le football? On cherche un sens à cette inscription si marquée, mais peut-être est-ce secondaire; être attentif à l'inattendu, aux ombres, aux récurrences, à ce qu'on peut comprendre à partir de ce qui est dit, voilà ce que propose la prose d'Enquist.

Chacune des histoires de La Blessure capte un moment charnière de la vie d'un personnage. Cet instant à partir duquel s'articule la nouvelle est si intense qu'il revêt un aspect irréel et fait dire à l'un d'eux: «Ce n'est pas vrai, c'est un rêve, ce sera bientôt terminé.» C'est cette sensation de rêve éveillé, pas toujours cauchemardesque, qu'explore Anna Enquist, qu'elle a sans doute fréquentée ailleurs que dans l'écriture, au cours de sa pratique psychanalytique. Ce moment de réel saisissant déborde les enfants, les femmes et les hommes qui prennent la parole dans le recueil. À partir de là, certains s'ouvrent à une réalité même lorsqu'elle est douloureuse, d'autres s'enferment dans la blessure causée par ce coup du sort. Il arrive que l'on retrouve certains d'entre eux deux ou trois nouvelles plus tard, mais leur présence, semblable à une tache sur une toile, signale qu'ils sont vivants; ce qu'ils font de leur vie, on ne peut que l'imaginer.

D'abord il y a Jacob. Il rêve d'être architecte et d'épouser Katrien. Ce jour-là, il accompagne son père et son frère pour pêcher le flet sur la glace. Le père, ambitieux, pêche jusque tard la nuit. Au moment de rentrer, ils se rendent compte qu'ils sont entourés d'eau. Pendant des jours, ils dérivent, prisonniers de leur îlot de glace. Mais Jacob, résolu à mener une autre vie, s'accroche à son rêve. Ensuite il y a Hanna, l'amoureuse. Elle a faim de vivre, elle rêve, elle désire, mais cet élan est brisé par un viol. «Plus jamais faim, pense Hanna. Je vais prendre mes livres, je vais porter mon sac, mes jambes vont marcher et ma bouche va manger. Je vais devenir quelqu'un qui n'aura jamais faim.»

Il y a aussi cette femme poète inspirée par les toiles de Vermeer qui, comme dans un rêve, entre une nuit dans une pièce où est précieusement gardée une toile du maître trouvée dans le mur d'un vieille maison. Et puis, il y a cette mère dont le garçon, jeune joueur de football, est dangereusement blessé à la jambe. Elle est travaillée par le doute: comment faire confiance au verdict des spécialistes? Comment être certaine qu'ils ont raison? Son angoisse sera salvatrice.

Et puis, surtout, il y a cette femme. Elle fait du camping avec un homme qui pourrait devenir le père de leur enfant. Mais lui, elle le comprend en cuisinant ce jour-là, «tout est conçu et fait pour lui. Le repas, mon bikini rouge, les ébats la nuit dans la tente. Pour lui, pas pour nous». Elle identifie à leur façon de marcher deux enfants qui sont «apeurés, des enfants battus — qui marchent aussi obéissants et aussi silencieux en suivant une ligne droite». Ces enfants appartiennent au couple avec lequel ils vont sympathiser. Une nuit, sous la douche, elle entend. «Dans le silence soudain, l'homme chuchote d'un ton menaçant, des heurts sauvages et le choc de membres retentissent contre le bois, un robinet crache, les canalisations émettent un bruit saccadé et la fillette hurle "non, non, non".» Pétrifiée, la femme se demande comment cela peut se produire sans que personne n'intervienne, y compris elle-même. Comment l'expliquer? Qu'est-ce qui la retient? Elle va découvrir très brutalement comment sa peur la rend complice des agresseurs. Une peur qui l'affole, qu'elle affronte en fuyant.

La dernière histoire est celle d'un jeune homme lors de sa première consultation auprès d'une psychologue. Il faisait de la voile avec un médecin qui était aussi son professeur de stage. Un homme qu'il admirait. Cette sortie en mer a tourné en catastrophe et c'est ce qu'il vient raconter ici. Mais en le faisant, il s'aperçoit qu'il ment, qu'il est incapable de dire ce qu'il a vraiment ressenti. À quoi sert la parole? Comment parler sans mentir? Pourquoi toujours tenter d'arranger l'histoire, toutes les histoires? Ce sont des questions que pose le recueil d'Anna Enquist.

Collaboratrice du Devoir

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LA BLESSURE

Anna Enquist

Nouvelles traduites du néerlandais par Isabelle Rosselin

Actes Sud

Arles, 2005, 267 pages

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