Dans la tête d'un chat

Deux figures du chat: le sphynx Bahia et le félin féroce Le Chat Roux!
Photo: Pedro Ruiz Deux figures du chat: le sphynx Bahia et le félin féroce Le Chat Roux!

Chacun le sait depuis un moment déjà, quand le chat est parti, les souris se paient une fiesta de tous les diables. Mais le mystère auréole toujours un autre aspect, connexe, des choses: quand son maître sort, qu'en profite pour faire le chat lui-même?

«Le chat n'a pas de maître», objecte illico Joël Dehasse, qui en connaît un bout sur le sujet, à tel point qu'en un an — «cinq heures par jour tous les jours, week-ends et vacances compris» —, il a pondu une brique de 600 pages. «Il peut avoir une relation privilégiée avec un ou des humains, mais il n'a pas de maître. Il n'y a personne qui lui donne une guidance. Il n'y a personne qui lui dit quoi faire.»

Le mot est lâché: personne. Le chat comme manifestation dernière de l'indocilité, d'autant plus paradoxale qu'il s'accommode parfaitement, et depuis des milliers d'années, de sa cohabitation avec le bipède qui se prétend civilisé. «Le chat est hédoniste. Il aime son plaisir. Il n'aime que son plaisir, et il s'arrange pour aller en chercher le maximum», ajoute Dehasse, un vétérinaire psy qui exerce à Bruxelles et était récemment de passage à Montréal.

Oups, un petit instant. Vétérinaire psy? Vous voulez dire, docteur, que vous convoquez les minous à votre cabinet et que vous les faites s'étendre sur un sofa en leur demandant de raconter leur enfance? Non, évidemment, et cela bien que l'on puisse soupçonner fort le spécialiste de parler couramment le chat: un passage de son bouquin, après tout, recense toutes les modulations du miaulement et en donne le sens. «Mraou!»? C'est une demande. «Mraâouw!»? Pensez mécontentement. «Meeeaou»? Plainte. «Mmr»? Il vous dit salut, ou alors merci. Simple, non?

Objet de fascination

Le vétérinaire psy s'intéresse au comportement de l'animal — en l'occurrence, surtout le chat et le chien — et à son interaction avec l'humain afin de corriger certains problèmes. Les plus fréquents: le minou qui fait pipi en d'indésirables endroits et le pitou qui montre un excès d'agressivité. «Le comportement est un produit fini, le résultat de quelque chose. Mon travail consiste à aller au-delà, dans les émotions, les humeurs, les perceptions, l'intelligence de l'animal, et dans les motivations de son propriétaire», dit le Dr Dehasse. Ainsi le toubib arrive-t-il à traiter la bête, et l'humain par la bande, car c'est parfois lui qui agit de manière bizarre...

L'ouvrage en question, un véritable vade-mecum de la félinité, s'intitule Tout sur la psychologie du chat. «Tout» étant ici, il faut le dire, un peu relatif. «On ne sait toujours pas comment un chat nous perçoit, humains», raconte le vété, évoquant le chat (très myope, il voit flou au-delà de 75 cm) qui décide de prendre votre pied comme proie temporaire. «De sa mémoire épisodique, on ne connaît rien non plus.» Imaginez, depuis le temps, on ne sait toujours pas non plus avec précision pourquoi ni comment le chat ronronne...

Mais une chose reste certaine: le chat est objet de fascination, pour le meilleur et pour le pire. Sa place dans l'histoire, son rôle dans les mythes et légendes de toute époque le montrent amplement. Associé tantôt à la divinité, tantôt au démon, on est allé jusqu'à lui prêter neuf vies en raison de sa faculté de se dépêtrer de circonstances abracadabrantes et de survivre là où tout le monde y serait passé.

Il y a quelques années, le magazine Time avait consacré sa page frontispice à un dossier sur les chats, posant l'hypothèse d'une division en deux parties du genre humain: celle qui les aime et celle qui les déteste. Justement, que peut-on apprendre sur nous-mêmes de notre attitude à l'égard du chat? Ceux qui sont de son côté, dit le Dr Dehasse, se projettent dans son indécrottable indépendance, contrairement aux amis des chiens, par exemple, qui font plutôt dans la relation fondée sur le pouvoir et l'obéissance. «Le chat est un peu le miroir de ce que je fais sur moi-même, à savoir que je veux aller à ma liberté. Je ne veux plus de repères, je ne veux plus de limites, je veux faire ce que je veux. C'est très difficile. C'est ce que le chat fait, bien que dans plusieurs cas il paie un prix colossal, parce qu'il est castré. Un prix qu'évidemment personne ne veut payer.»

En comparaison, poursuit-il, «le chien, c'est l'animal dépendant. Le chien, par rapport au loup, a perdu son autonomie pour venir chercher une guidance chez l'homme. Il ne sait plus quoi faire tout seul. Il ne peut plus rien faire tout seul. Et d'ailleurs, lorsqu'il fait quelque chose tout seul, on le tue. On le veut sous notre botte. Le chat n'acceptera jamais cela. Le chien travaille pour le plaisir du maître. Le chat travaille pour lui-même.»

Si donc le chien est un loup dégriffé, «le chat, lui, a toujours été un chat. Si l'humanité disparaissait demain, le chien disparaîtrait avec elle. Pas le chat. Il peut se démerder tout seul.»

Le principe de plaisir

Cela étant, le chat est de nos jours souvent domestiqué à outrance, analyse Joël Dehasse, qui voit de temps à autre chez ses patients à quatre pattes des signes d'anxiété, d'ennui ou de dépression. «Le chat va à lui-même, mais nous avons tendance à lui imposer notre propre peur de la mort et notre obsession pour la sécurité.» Résultat: surprotection. Bien sûr, le chat de maison qui a toujours vécu dans la maison ne connaît rien d'autre. Mais il conserve quand même une puissante charge instinctive qu'il faut se garder de considérer comme jugulée par l'attrait du confort.

«Comme les chats de maison sont castrés, les pères sont quelques chats errants, des voyous de ruelle qui vont engrosser toutes les femelles. Des vagabonds qui ont transmis tout leur bagage génétique à leurs descendants. Regardez votre chat, et vous pouvez être à peu près certains que son père était un coureur de jupons», dit le vétérinaire. Dans ces conditions, le maximum doit être fait pour enrichir l'environnement du minou, en le constellant de défis: trucs auxquels grimper, dispositifs rendant plus ardu l'accès à la nourriture, etc.

Pour illustrer à quel point le chat carbure au principe de plaisir et se fout de votre gueule, le Dr Dehasse relate l'anecdote du vaccin. Lui qui a été vétérinaire au sens traditionnel du terme pendant 15 ans avant de devenir psy a noté qu'en de nombreuses occasions, le même chat lui était amené deux ou trois fois pour vaccination par des propriétaires différents. Cela signifie que chacun croyait être devenu le maître (hé hé) de l'animal alors que celui-ci avait plutôt décidé de tirer le meilleur de plusieurs résidences: l'une où l'on bouffe bien, l'une où l'on dort confo, l'une où les caresses sont douces. Sans en souffler mot à aucun de ces cocus contents, cela va de soi.

Publié ce printemps, l'ouvrage de Joël Dehasse a connu un appréciable succès en Europe francophone, illustrant le désir d'assembler au mieux les morceaux de l'insoluble puzzle félin. Avec lui, on fait l'essentiel du chemin, mais il subsiste des zones d'ombre, qui ajoutent d'autant au bonheur de la coexistence rapprochée. On doit encore avoir recours à l'imagination et à la fiction, comme Yves Navarre l'a fait avec émotion et humour, pour faire semblant de commencer à comprendre ce qui se passe vraiment, ne serait-ce qu'une minute, dans la tête d'un chat.

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