«Un Québec urbain en mutation», état et dégâts de la ville québécoise

«On a [au Québec] un rapport à la ville assez particulier. Dans les années 1940-1950 et 1960, le mouvement coopératif militait pour l’évasion vers la campagne, le retour à la terre», rappelle l’urbaniste Gérard Beaudet, ici photographié en 2020.
Valérian Mazataud Archives Le Devoir «On a [au Québec] un rapport à la ville assez particulier. Dans les années 1940-1950 et 1960, le mouvement coopératif militait pour l’évasion vers la campagne, le retour à la terre», rappelle l’urbaniste Gérard Beaudet, ici photographié en 2020.

Au moment où le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, et les maires du Québec se rencontrent sur l’épineuse question de l’itinérance, le professeur d’urbanisme Gérard Beaudet publie une synthèse historique montrant l’incapacité chronique des décideurs québécois à encadrer rigoureusement les mutations urbaines. D’où les énormes problèmes liés à l’étalement urbain, au tout-à-l’auto, à la protection du patrimoine, à l’accès au logement…

Commençons par la fin. Après avoir traversé au pas de charge cinq siècles d’histoire de la ville dans son nouveau livre Un Québec urbain en mutation (Éditions MultiMondes), des premiers hameaux de la colonie française jusqu’à l’extension récente des banlieues tentaculaires, le professeur d’urbanisme de l’Université de Montréal (UdeM) Gérard Beaudet synthétise les leçons à retenir.

« En matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire, tout n’est évidemment pas consternant, écrit-il en conclusion. Année après année, des réalisations remarquables en matière de planification urbaine, de développement immobilier, de design urbain, de mise en valeur du patrimoine ou de protection de paysages sont encensées. La poursuite de l’étalement urbain, le saccage des milieux naturels, l’approbation par les municipalités de projets immobiliers sans âme, de même que les nombreuses démolitions et les quelques sauvetages in extremis de bâtiments d’intérêt patrimonial, montrent que les acquis sont extrêmement fragiles. »

La critique à coups de plumeau et de marteau se tourne ensuite vers l’action ou l’inaction du gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) qui rajoute aux malheurs. Les preuves citées donnent le tournis : l’entêtement pendant des années autour du 3e lien ou du Réseau express métropolitain (REM) de l’Est ; les tergiversations autour des aires protégées ; les improvisations dans les Maisons des aînées et les Espaces bleus ; la poursuite des projets autoroutiers ; le refus de reconnaître la crise du logement ; etc. Faut-il vraiment rappeler que les maires du Québec se réunissent vendredi en sommet sur l’itinérance, fléau en croissance dans la société très urbanisée du Québec ?

Ici, en 2021, 80 % de la population vivait dans une ville, et les six régions métropolitaines de recensement regroupaient 88 % des citadins. Seulement, cette mutation fondamentale s’est faite sans balises ni planification, ou presque.

« Il est difficile de ne pas rappeler que le Québec est, et de très loin, la dernière province à s’être dotée d’une Loi sur l’aménagement et l’urbanisme [en 1979], dit le professeur en entrevue. C’est le même constat par rapport aux États américains. On a été en retard de 50 ans par rapport aux plus retardataires. Il faut aussi constater que dans certains dossiers, on fait manifestement du surplace, dans le transport collectif, la lutte contre les changements climatiques, l’étalement urbain ou la place de la voiture. »

Ces retards couplés à un refus d’intervention s’expliquent en partie par le lobby surpuissant des vendeurs de terrains, de maisons ou de chars, mais aussi par une sorte d’invariant socioculturel, un certain imaginaire anti-urbain. « On a ici un rapport à la ville assez particulier, dit le spécialiste. Dans les années 1940-1950 et 1960, le mouvement coopératif militait pour l’évasion vers la campagne, le retour à la terre. La ville était supposément malsaine pour la bonne famille canadienne-française alors qu’on était une société majoritairement urbaine depuis le début du XXe siècle. »

Dépendance à l’automobile

Les Québécois ont un attachement évident à la banlieue et ne sont pas les seuls. Seulement, ce modèle craque partout et de partout.

La dernière partie du livre s’intitule « Faire face au changement de paradigme ». Elle s’ouvre sur une liste des numéros thématiques récents de la revue Urbanité de l’Ordre des urbanistes du Québec, où il était question de décroissance, de résilience climatique, de ville intelligente ou de dépendance à l’automobile.

« Les discours contre l’étalement urbain ou contre l’automobile individuelle ne tiennent pas compte des ancrages extrêmement profonds des imaginaires à l’égard de ces deux phénomènes, dit le professeur. On fait comme si c’était le résultat de choix rationnels et qu’il suffirait de mettre de nouveaux arguments sur la table pour faire changer les comportements. Demander aux gens de penser à ce que leur coûte leur deuxième auto, manifestement, ça ne marche pas. On fait face à une mauvaise maîtrise de la réalité de ces choses fondamentales. »

La planification économique à la québécoise rajoute des os dans le fromage. Depuis des décennies, l’État laisse les entreprises s’installer autour des corridors routiers, de plus en plus loin des centres, contribuant encore à l’étalement urbain. « Quand vous travaillez à Mirabel, vous pouvez habiter à Saint-Sauveur. On fait comme si cette réalité n’existait pas. La distribution de l’emploi est totalement négligée par les décideurs. Il y a une méconnaissance des problèmes et les solutions ne sont donc pas adaptées. »

Pourtant, lui et ses collègues forment bel et bien des urbanistes en grand nombre depuis des décennies, son institut rattaché à l’UdeM ayant été créé en 1961. « Je réponds à ça à la blague : ça va mal, oui, mais imaginez si on n’était pas là ! Les urbanistes sont les conseillers du prince. Si le prince s’appelle Jean-Paul L’Allier, c’est plutôt encourageant. Sinon, on l’a vu avec le 3e lien et le REM, on n’a pas des politiciens à l’écoute de ceux qui sont capables d’éclairer les décisions. On a d’ailleurs le même problème aux ministères de l’Éducation et de la Santé. Il y a un rapport à l’expertise assez malsain au Québec. »

Qu’est-ce qu’une ville ?

La question de la définition de la ville et de l’urbain se pose d’autant plus adéquatement que le développement du Québec comme beaucoup de régions du monde rend de plus en plus floue la démarcation entre les entités urbaines et rurales. La professeure Régine Robin, spécialiste des métropoles du monde, répondait qu’une ville, c’est une solution concrète à un problème. Son collègue de sociologie de l’UQAM Michel Freitag y voyait plutôt une représentation d’une société donnée.

« La ville, c’est une matérialité, ajoute en entrevue Gérard Beaudet, professeur à l’Université de Montréal. L’urbanité est plus abstraite, de l’ordre des représentations et du projet. Traditionnellement, la ville était un espace relativement compact et circonscrit. Jusqu’au XVIIIe siècle, cet espace était généralement limité par une enceinte et donc facile à repérer. »

L’industrialisation puis la révolution des transports par le train et l’automobile ont permis à cet espace de s’étendre vers les faubourgs et les banlieues. Le nouveau livre Un Québec urbain en mutation rappelle que Montréal comptait 267 730 habitants en 1901 et 818 577 en 1931. Il y avait 162 automobiles en circulation à Montréal en 1907 et 65 000 23 ans plus tard, en 1930. Plus de 7 millions de véhicules à moteur (autos, camionnettes, camions, motos, etc.) circulent maintenant au Québec.

Un Québec urbain en mutation

Gérard Beaudet, MultiMondes, Montréal, 2023, 325 pages



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