«La cité de la victoire»: urbanisme épique

Une prophétesse faiseuse de miracles, une ville magique qui pousse comme un champignon, des exploits guerriers et des femmes libres. La cité de la victoire, le nouveau roman de Salman Rushdie, son treizième, est une plongée dans l’épique et le merveilleux.
Par chance, le livre était terminé avant l’attentat islamiste au couteau dont l’écrivain américano-britannique a été victime le 12 août 2022 à Chautauqua, dans l’ouest de l’État de New York — il y perdra un oeil et l’usage d’une main.
L’histoire nous est présentée comme étant la traduction fictive, « dans une langue simplifiée », du Jayaparajaya (qui signifie « victoire et défaite »), une ancienne épopée indienne de vingt-quatre mille vers écrite en sanskrit et découverte dans une jarre en argile.
Le temps y possède une drôle d’élasticité, avec de foudroyantes accélérations et des moments suspendus. Sa narratrice, Pampa Kampana, née au XIVe siècle dans le sud de l’Inde, a vécu deux cent cinquante ans et y raconte sa vie, aussi libre que mouvementée.
À neuf ans, scandalisée par la tradition du sacrifice de la veuve sur le bûcher de son mari, précipitant dans la mort sa mère et toutes les femmes du village après une bataille sanglante, une déesse lui apparaît et se met à parler par sa bouche. Puis elle va se réfugier au creux d’une grotte dans le silence, en compagnie d’un mystique qui la violera à répétition.
Neuf ans plus tard, apparaît dans sa main un paquet de graines magiques qui vont lui permettre de faire surgir au milieu de nulle part une ville éclatante « sur le lieu même de son propre malheur ».
C’est ainsi que va naître Bisnaga, la « cité de la victoire », avec ses palais, ses maisons, tous ses habitants et les histoires qui la constituent. Prélude à l’édification d’un empire, ainsi qu’aux conflits de pouvoir et de religion qui vont l’ébranler.
Mariée tour à tour à deux frères, qui vont mourir alors qu’elle ne change pas, la Pampa Kampana va introduire, peut-être trop en avance sur son temps, plusieurs réformes, comme la séparation du monde de la religion et du pouvoir temporel et l’égalité entre les hommes et les femmes. Elle sera toujours guidée par les principes de la liberté dans les arts et dans la sexualité.
Après la mort de son second mari, la princesse-poétesse qui, en apparence, ne vieillit jamais — c’est son charme et sa malédiction —, devra prendre le chemin de l’exil avec ses trois filles pendant cent trente-deux ans. Assez longtemps pour assister au lent déclin de sa création.
En 2016, avec son roman Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, fable philosophique déjantée, Rushdie nous rappelait déjà la nécessité d’inventer des histoires, qu’elles soient peuplées de créatures surnaturelles ou d’humains.
Avec l’exubérance narrative et l’humour léger qui caractérisent son oeuvre depuis Les enfants de minuit, l’écrivain mélange dans La cité de la victoire les mythes et l’Histoire. Avec quelques clins d’oeil aux Kâma-sûtra, cette sagace saga recèle des traces du Mahabharata et du Ramayana, les deux grands poèmes épiques de l’Inde, fondateurs de l’hindouisme.
Histoires d’amours au pluriel, récit d’aventures, épopée d’une longue révolution féministe, ce nouveau roman de l’auteur des Versets sataniques porte aussi en creux une réflexion sur la création.