Élise Turcotte, dompteuse de chaos dans «Autoportrait d’une autre»

Dans son roman Autoportrait d'une autre, la poète et romancière Élise Turcotte entreprend de raconter l’existence à la fois lumineuse et sombre de sa tante Denise Brosseau.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Dans son roman Autoportrait d'une autre, la poète et romancière Élise Turcotte entreprend de raconter l’existence à la fois lumineuse et sombre de sa tante Denise Brosseau.

A-t-on le droit d’écrire sur quelqu’un d’autre, sur une femme qu’on a à peine connue ? Comment se confronter à l’absence presque complète d’archives et de documents ?

Ce petit gouffre de questions donne une idée du défi qui attendait la poète et romancière Élise Turcotte lorsqu’elle a entrepris de raconter l’existence à la fois lumineuse et sombre de sa tante Denise Brosseau.

Née à Sorel en 1936, elle est morte tragiquement en 1986 à Montréal. Débarquée à 17 ans à Paris où, après des études en théâtre, elle prendra des cours de mime avec le célèbre Marcel Marceau, elle va épouser à 24 ans l’artiste franco-chilien Alejandro Jodorowsky (le réalisateur d’El Topo et de La montagne sacrée), avant de s’installer avec lui au Mexique, où elle fera la rencontre du peintre Fernando García Ponce, qui sera son second mari et avec qui elle aura un fils.

Amie de Pauline Julien et de Gérald Godin, de Gaston Miron et de Roland Giguère, Denise Brosseau va aussi passer de longues années à lutter contre la maladie mentale et l’alcoolisme.

C’est avec de bien maigres indices, dont quelques lettres adressées à Miron, qu’Élise Turcotte s’est lancée sur les traces de cette femme qu’elle a peu connue, mais qui a pourtant exercé sur elle une influence considérable.

Autoportrait d’une autre est à la fois le chemin et la destination d’une enquête « sur l’angle mort de nos vies ».

« J’ai toujours pensé que toute vie méritait d’être racontée », explique Élise Turcotte au cours d’un entretien téléphonique. « Sa vie m’a hantée toute ma jeunesse. On disait que je lui ressemblais, même si ce n’est pas si vrai. Je l’ai fait peut-être pour réparer ma propre absence. Je n’étais pas aux funérailles et je n’ai pas su ce qui s’était vraiment passé, on ne parlait pas beaucoup de la maladie mentale à cette époque. Je l’ai fait pour me réconcilier avec moi-même, mais c’est surtout qu’on écrit un peu contre l’oubli. Je voulais vraiment écrire contre ça. Pour ne pas qu’elle soit oubliée, dans ma famille d’abord, mais aussi plus largement. »

Ce livre, que l’autrice de Pourquoi faire une maison avec ses morts et de Guyana (Leméac, 2007 et 2011) n’hésite pas à présenter comme un roman, son 1huitième depuis Le bruit des choses vivantes (Leméac, 1991), est une sorte de portrait composite et vivant, étonnamment fluide, qui redonne vie à cette femme. Une façon pour l’écrivaine de lui rendre hommage et de payer une vieille dette, d’essayer de réparer quelque chose, tout en promenant un miroir entre Sorel, Paris, Montréal et Mexico.

Une cathédrale de questions

Ce projet, longtemps repoussé, coincé entre la pudeur et l’ignorance, a fini par mûrir dans ses cartons jusqu’à ce que l’écrivaine n’ait plus vraiment le choix de s’y engouffrer. Né sous la forme d’une improbable idée de film en 2008 et d’un flot d’images qui cherchaient à s’imposer, le livre a peu à peu pris, au fil du temps, la forme hybride qui est aujourd’hui la sienne, entre le laboratoire littéraire et la salle de montage.

« C’est un peu comme la reprise d’une conversation qui n’a jamais eu lieu, résume à sa façon Élise Turcotte. Je continue à converser avec elle, comme je le fais dans presque tous mes livres avec les morts, avec les auteurs ou avec l’art. Cette fois, il y avait elle au centre de tout ça. »

Et si, au terme de ce « chantier » qui l’a menée plusieurs fois au Mexique, beaucoup d’interrogations demeurent — « Je n’avais rien », dit-elle —, il n’est pas non plus nécessaire, croit la romancière de 66 ans, que chaque question trouve sa réponse.

Son livre entre ainsi en résonance parfaite avec cette phrase d’Antonin Artaud : « La vie est de brûler des questions. » L’auteur de L’ombilic des limbes, pendant un long séjour au Mexique en 1936, y avait lui-même trouvé plus de questions que de réponses.

Une « cathédrale de questions » — sur la folie, la honte, le concept de muse et la création artistique — qui se double, dans Autoportrait d’uneautre, à de nombreux questionnements éthiques, intimes et littéraires. Peut-on parler de quelqu’un qui a existé ? Est-il décent de parler de soi ? Et quelle forme donner à cette fausse enquête ?

Si le feu vert obtenu du fils unique de sa tante, son cousin — qui a senti la bienveillance qui l’animait —, a pu servir de détonateur au projet, la lecture de Supplément à la vie de Barbara Loden(P.O.L, 2012), de Nathalie Léger, à la suggestion de l’écrivain Patrick Nicol, lui a permis d’en préciser la forme.

« Je ne voulais pas du tout parler de moi dans ce livre. Mais à un moment donné, j’ai dû l’accepter, parce que c’est de ma propre hantise qu’il est question. Parler de moi permettait aussi de ne pas me placer en position d’autorité par rapport à ma tante, la personne et le personnage. Je l’avais déjà fait un peu avec L’apparition du chevreuil, en ne nommant aucun personnage », confie l’autrice, qui aime naviguer entre les genres et qui éprouve le besoin, d’un livre à l’autre, de varier les formes. « Parler de moi, c’était comme suivre ses traces à elle, mais sans parler trop fort et tout en étant avec elle. »

L’exil le plus radical

En résulte une forme libre et particulièrement ouverte. Élise Turcotte écrit que, comme lectrice, la narration seule d’une histoire ne l’intéresse plus. « J’ai besoin de plus. J’ai besoin que l’écriture soit sans cesse interrogée. » Ainsi, parlant des livres qu’elle aime fréquenter, elle a cette formule : « Ce sont des livres qui cherchent une forme et qui la montrent. » Comme ceux de Didier Blonde, de Sigrid Nunez ou de DeborahLevy, avec lesquels, parmi de nombreuses oeuvres d’art, elle dialogue avec intelligence, passion et sensibilité dans Autoportrait d’une autre.

« Il faut le domestiquer, mais je veux garder l’esprit du chaos. C’est ce que je fais en écriture », dira-t-elle aussi.

Parmi d’autres hantises et les doutes, nombreux, l’illégitimité et le sentiment d’imposture ont aussi traversé le projet (« une vieille connaissance facile à contredire »). Un sentiment paradoxal, puisque la romancière croit également qu’il est possible « d’écrire à partir d’un grain de sable, d’une seule question qui nous hante ».

« Qu’est-ce que la folie ? » se demande finalement Élise Turcotte, tout en sachant qu’il lui sera difficile de trouver, là aussi, une réponse satisfaisante. « Si seulement la création, l’écriture, l’avait déposée quelque part. Mais j’écris ceci aussi sans explication. Car la création ne sauve pas. Pas toujours. »

À propos de cette femme, aussi proche qu’inconnue, qui lui fait penser à l’héroïne triste d’Antonioni dans Désert rouge ou à un personnage de Duras, sa nièce pense que l’exil a pu alimenter sa maladie mentale. Pour elle, malheureuse à Mexico, rêvant à la fois de Paris et de Montréal, le « suicide sera finalement l’exil le plus radical ».

Teintant également son livre d’un discours féministe, la romancière croit que sa tante a aussi souffert « parce qu’elle était une femme », et elle n’hésite pas à interroger le « sort de silence » évoqué par Marie-Claire Blais à propos des femmes artistes.

Élise Turcotte est convaincue de porter elle-même cet héritage, ce fardeau millénaire. « Sûrement que c’est lié à la honte, au sentiment d’imposture que j’ai parfois éprouvé. Toutes les écrivaines que je connais, autour de moi, l’éprouvent. Ce sort de silence, j’ai un peu l’impression d’avoir écrit contre ça toute ma vie. »

Autoportrait d’une autre

Élise Turcotte, Alto, Québec, 2023, 280 pages

À voir en vidéo