«La messagère»: pour que chantent les oiseaux

Thomas Wharton
Mary Sperle Thomas Wharton

« Vous qui avez vécu dans cette ville, je suis sûr que vous n’avez pas oublié les trébuches, ces décohérences qui arrivaient et repartaient sans crier gare. Ce qui se passe dans la zone de réhabilitation ressemble à une décohérence interminable, imprévisible, inarrêtable. Vous ne réalisez pas à quel point il est dangereux de s’y aventurer », dit l’énigmatique mathématicien Michio à Alex, concepteur de jeux, venu chercher sa soeur cadette Amérie, retenue dans une zone interdite de la ville minière de River Meadows, en Alberta, où ils ont vécu durant leur jeunesse. Et où l’on produisait le minerai fantôme provoquant lesdites trébuches.

Victime à 11 ans de l’une de ces décohérences, lesquelles créent un glissement dans le temps et l’espace, Amérie n’a plus jamais été la même, s’adressant aux oiseaux, se réfugiant dans la forêt, affirmant être témoin de phénomènes qu’elle seule percevait. Ce même jour, dans ce même resto de River Meadows, Claire, un peu plus âgée qu’Amérie, a aussi été victime d’une trébuche.

Depuis ce jour, Alex, témoin de la scène, est obsédé par Claire, qui parcourt le monde en se faisant passer pour une rédactrice de guides touristiques alors qu’elle est trafiquante d’animaux en voie de disparition. Lors d’un voyage, où un séduisant barman lui fait échouer une mission, elle découvre qu’une grue a élu domicile sur le balcon de sa chambre d’hôtel : « Le précieux objet qu’elle est sans doute déjà en train de réchauffer, de protéger sous ses ailes. L’oeuf d’un tel oiseau doit valoir au moins autant que ce qu’on l’a envoyée chercher ici. »

Un don de soi

Sans aller jusqu’à dire qu’il serait périlleux de s’immerger dans l’univers dystopique que décrit l’Albertain Thomas Wharton (Le chant de glace, Rivages, 2000) dans La messagère, il serait juste d’avancer que ce dense et colossal roman pluriforme — on va du carnet de bord au guide de voyage, en passant par la description d’un jeu de table — exige une lecture attentive et patiente. Voire un don de soi.

Alternant entre la quête émouvante d’Alex et celle, haletante, de Claire, La messagère effectue de nombreux retours entre le passé et le présent, lesquels complexifient davantage ce thriller écologique, déjà touffu, et soulignent de manière à faire trembler les écoanxieux qu’on ne répare pas si facilement les erreurs du passé. Aux récits d’Alex et de Claire se joint la voix d’Amérie, qui relate notamment ses observations sur les oiseaux dans des carnets imperméables.

Puis Thomas Wharton exécute un vertigineux bond vers un futur où les oiseaux veulent sauver les êtres humains afin de faire entendre le récit d’une mère corbeau qui raconte les horreurs du passé sous la forme d’un long poème épique : « Alors la pluie cessa de tomber. / La terre brûla. / Maints animaux moururent. / Maints êtres humains moururent. »

Désirant rappeler les gestes destructeurs que nous posons à l’encontre de notre fragile planète, le romancier refuse cependant de se faire rassurant quant à l’avenir. Pis encore, en nous abandonnant avec cette image de lendemain de fête où des passants découvrent des centaines de carcasses d’oiseaux jonchant le sol, c’est comme s’il admettait avoir totalement perdu foi en l’être humain.

La messagère

★★★★

Thomas Wharton, traduit par Sophie Voillot, Alto, Québec, 2023, 434 pages

À voir en vidéo