Louis-Daniel Godin: de l’impossibilité de compter jusqu’à soi

Pendant près de dix ans, Louis-Daniel Godin s’est allongé, semaine après semaine, parfois deux fois par semaine, sur le canapé du bureau d’un « homme qui écoute les histoires », dans un quartier cossu de Montréal. Pendant 45 minutes, il racontait, sans chercher à interrompre la spontanéité de ses pensées, ce que lui évoquait tel ou tel souvenir, créant malgré lui des liens entre passé et présent, identité et souvenirs.
Il y a trois ans, lorsqu’il a décidé de mettre fin à sa psychanalyse, celui qui est aujourd’hui professeur de littérature à l’Université du Québec à Montréal a ressenti le besoin d’écrire pour permettre, peut-être, au rythme discursif qu’impose la psychanalyse de s’exprimer ailleurs, sous une autre forme.
Le compte est bon, son premier roman, reprend dans sa narration cette formule répétitive et spontanée, qui consiste à explorer un souvenir ou une anecdote sous toutes ses coutures pour permettre la naissance d’une nouvelle perspective et, ultimement, de progresser. Un exemple : « L’enfant sait que sa mère a des problèmes financiers depuis sa rupture d’avec Marcel, l’homme pour qui elle a laissé son père, alors il essaie autant que possible de ne rien faire acheter d’extravagant à sa mère […]. Alors quand il fait l’épicerie avec elle au IGA situé sur le boulevard Curé-Labelle à Blainville, leur nouveau IGA dans cette ville où il vit maintenant tout seul avec sa mère depuis sa rupture d’avec Marcel, quand il fait l’épicerie avec sa mère dans ce IGA qui se trouve sur le même boulevard que le IGA à Sainte-Rose, quand il fait l’épicerie avec sa mère dans ce IGA situé sur le même boulevard que l’autre, mais dans une autre ville, vingt kilomètres plus au nord, quand il fait l’épicerie avec sa mère dans ce IGA où elle travaille maintenant, sa mère, il essaie autant que possible de réduire la facture de l’épicerie… »
« Quand je me suis mis à écrire, je m’installais chaque matin à ma table avec mon café et mon pousse-mine fétiche, raconte Louis-Daniel Godin, rencontré dans un restaurant aux abords de la station de métro Laurier. J’écrivais alors le premier jet d’un chapitre, cinq, sept ou neuf pages, sans m’interrompre. Quand j’étais bloqué, je répétais ce que je venais de dire, confiant que quelque chose de nouveau allait advenir. Cette stratégie est très collée au rythme de la parole dans l’enseignement. Je n’hésite pas à faire deux pas en arrière pour avancer de trois, tant dans une volonté pédagogique que pour m’aider à parler pendant trois heures. »
Récit chiffré
C’est donc à partir de ses souvenirs que l’auteur a brodé la trame autofictive de Le compte est bon, dans laquelle il explore la construction identitaire d’un garçon adopté par sa famille à l’âge de cinq jours, à jamais débiteur d’une dette envers ses parents adoptifs. Très jeune, l’enfant compte les pertes et les gains, se fait petit, doux et obéissant pour exprimer sa reconnaissance, jongle avec la culpabilité, le désir de plaire, le sentiment de ne jamais en faire assez.
Le souvenir est toujours une invention. On s’y projette toujours d’une façon qui correspond à notre désir de se voir d’une telle manière.
Dès le premier chapitre — le zéro —, ce sont les chiffres qui mènent l’histoire. Ainsi saute-t-on du chapitre 1 au chapitre 2, puis d’un deuxième chapitre 2 au chapitre 5, avant de rencontrer cinq fois le chapitre 20, jusqu’à 2012 et 17 500.
« J’ai tenté de penser chaque souvenir en lien avec un âge, un montant, une date. Puis, j’ai placé ces chiffres en ordre croissant. Le récit n’est donc pas raconté en ordre chronologique. Il se forme pourtant une trajectoire qui nous rapproche de plus en plus du présent et, conséquemment, du “je” qui écrit. »
Compter jusqu’à soi
Ce « je », pourtant, ne parvient jamais vraiment à prendre forme. La narration passe de la troisième personne du singulier au « on », reflétant l’impossibilité de devenir soi. De page en page, le narrateur crée une distance, un gouffre entre lui et l’enfance, entre son identité et les assises qui ont permis de la forger.
« Il y a un écart tellement grand entre le “je” de l’enfance et le “je” d’aujourd’hui. J’aime le “on” parce qu’il permet de se reconnaître dans un souvenir tout en le mettant à distance. Dans ma conception de l’identité, il n’y a pas de conception psychanalytique du sujet, pas d’essence, pas de moi intérieur à trouver, malgré ce que cherche à nous vendre l’industrie de la croissance personnelle. Il n’y a pas d’identité, il n’y a que des identifications. Notre personnalité se construit au contact des autres. Il s’avère donc impossible de compter jusqu’à soi », soutient l’écrivain.
En auscultant la nature même de ses souvenirs, Louis-Daniel Godin invoque l’un des motifs récurrents de l’autofiction : celui du passé et de la mémoire comme fiction. « Le souvenir est toujours une invention. On s’y projette toujours d’une façon qui correspond à notre désir de se voir d’une telle manière. Lors d’un souper de famille, par exemple, on se souvient tous différemment de la même scène. Toutes les versions correspondent à une vérité singulière, qui ne signale peut-être pas quelque chose sur la vérité factuelle, mais dévoile une vérité sur soi. C’est cette vérité de soi qu’explore la littérature. »
L’auteur met par ailleurs constamment sa parole et sa reconstruction des événements en doute au fil de son récit. « Je suis entré en études littéraires complètement fasciné par les auteurs et autrices qui étaient dans la trahison, la revendication du droit de tout dire, des gens comme Hervé Guibert ou Christine Angot. J’appartiens à un autre temps. J’ai à la fois cette impulsion de tout dire et cette sensibilité au vivant qui m’amène à essayer de doser, de trouver un compromis, de vouloir rendre justice en donnant le bénéfice du doute. Prendre la parole, écrire, c’est mettre les autres en jeu, c’est perpétuellement reconduire une dette. »