Lire l’été

Marie Hélène Poitras
Photo: Photo : Charles-Olivier Michaud, Montage : Marin Blanc Marie Hélène Poitras

Qu’est-ce qu’une « lecture d’été » ? Un gros roman à la fois touffu et léger, avec une amourette un peu quétaine dedans ? Un essai bien tassé et challengeant puisqu’on a enfin l’espace mental pour s’y consacrer ? Une série dont on s’envoie tous les tomes ? Pouvoir se perdre dans un thriller haletant avec le luxe de le traverser jusqu’au bout au rythme qui nous convient ? À la recherche du temps perdu de Proust ?

En tant que personne qui lit quatre ou cinq livres en même temps — un polar, un roman québ, un documentaire sur un sujet qui m’interpelle, une lecture inattendue dénichée dans un croque-livres, un album jeunesse auquel je n’ai pas pu résister, parfois des livres de psycho pop avec des titres gênants, la série Blackwater de Michael McDowell dont je lis un chapitre chaque soir avant d’aller au lit —, je me contente à longueur d’année en dévorant pas mal tout ce dont j’ai envie.

La notion de lecture estivale implique l’idée de plaisir, d’attente et de jubilation — cela varie bien sûr d’un lecteur à l’autre. Et la possibilité de se laisser happer par l’histoire sans en être extirpé malgré soi… Parce qu’on a enfin le temps, cette denrée rare et précieuse.

Il y a quelques années, à l’aube d’un road trip en Californie avec un arrêt prévu à Los Angeles, j’ai lu mon premier Michael Connelly. En attendant le jour met en scène non pas l’enquêteur Harry Bosch, mais un nouveau personnage, l’inspectrice Renée Ballard, reléguée au quart de nuit après un soi-disant faux pas professionnel. Après son shift, au petit matin, Renée Ballard prend la route de Venice Beach avec sa chienne Lola, sa tente et son paddle board. C’est là qu’elle s’entraîne, avale un bol poké, puis dort quelques petites heures dans la tente gardée par Lola, avant de flirter avec le sauveteur et de retourner travailler. Un personnage de polar comme je les aime : droit, obsédé, acharné, qui fonctionne à l’instinct et remet un semblant d’ordre dans le chaos ambiant.

J’ai fini de lire cet excellent polar (pas le meilleur Connelly, ce serait Le poète à mon avis) les pieds dans le sable de Venice Beach, en avalant un bol poké acheté au même boui-boui que celui de la protagoniste dans le roman. Un hélico du LAPD tournoyait dans le ciel de Los Angeles au moment où j’ai tourné la dernière page. Frissons de plaisir.

Chaque fois que je lis un Connelly, mes souvenirs se réactivent, se superposent aux descriptions. Quand Harry Bosch s’installe sur sa terrasse avec vue sur le canyon, par exemple. Ce canyon, je le connais et peux l’imaginer. Je vois ses rainures dorées, ses sillons, ses aspérités, son ciel rose. Je sens vibrer la ville au fil des chapitres.

Plus récemment, j’ai lu Nous étions le sel de la mer de Roxanne Bouchard, un roman au parcours extraordinaire, dans une jolie maison de Saint-Fabien-sur-Mer, avec l’odeur iodée du fleuve et sa rumeur, ponctuées d’effluves d’églantines — c’était parfait.

Lire un livre sur le territoire qui l’a inspiré, c’est un peu comme boire un scotch en Écosse (où j’apporterais Highlands de Fanie Demeule), écouter Nirvana à Seattle, manger un spaghetti à la sauce bolognaise à Bologne… Ça permet de prendre le pouls d’une ville bien mieux qu’avec un guide touristique, comme une petite entrée par la porte de côté, dans l’arrière-décor. Et d’ailleurs, les bons polars ont cette qualité de dépeindre une ville, ses travers et ses tensions, son énergie, sans chercher à l’enjoliver.

Je viens de terminer le nouveau Dennis Lehane, Le silence, qui me fait découvrir Boston, où je me rendrai cet été, sous une autre perspective, loin de Beacon Hill. Né dans cette ville, l’auteur de Mystic River aborde des questions actuelles (tensions raciales, lutte des classes) à partir d’une fiction située il y a un demi-siècle. Et ce faisant, il nous parle habilement du monde dans lequel nous vivons.

Au coeur de ce roman social, il y a Mary Pat, femme au caractère bien trempé capable d’évoluer fluidement dans un milieu dur. Elle vient de perdre sa fille et se fera justice à sa manière (violente). Ce n’est pas ce que je qualifierais de thriller serré et haletant (si c’est ce que vous cherchez, lisez 13 heures de Deon Meyer), mais c’est un très bon roman noir, par moments dostoïevskien, où l’on sent battre le coeur de Boston. Il y est question de grande beauté, de destruction, de dépendance, de se sentir vivant…

Je vous souhaite un été magnifique, rempli de lectures enivrantes.

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