Librairie Saga: l’imaginaire au service de l’inclusion

Au cours des prochaines semaines, Le Devoir propose une incursion dans les rayons de librairies indépendantes uniques et ancrées dans leur communauté pour découvrir les histoires, les rêves et les coups de coeur de ceux et celles qui les portent à bout de bras. Aujourd’hui, la librairie Saga, la seule librairie québécoise spécialisée dans les littératures de l’imaginaire.
Il est facile de passer devant la librairie Saga sans s’en apercevoir. Enclavée dans le demi-sous-sol d’un immeuble contenant une grande garderie et un vieux café italien, dans l’arrondissement de Notre-Dame-de-Grâce à Montréal, la toute petite boutique détonne dans cette rue qui sert davantage à la circulation automobile qu’au lèche-vitrine.
Cela n’empêche pas des centaines de passionnés de science-fiction, de fantasy et d’horreur de traverser la ville, le Québec ou même la frontière pour mettre la main sur les trésors qui se cachent sur les rayons de cette librairie spécialisée dans les littératures de l’imaginaire ; la seule du genre au Québec. Sur les tablettes, en plus des plus grands succès du genre, se trouvent quelques curiosités, comme ces livres étranges et horrifiques de l’auteur hongrois Attila Veres, ou ce recueil de textes gothiques publiés au début du XIXe siècle dans le magazine féminin The Lady’s Monthly Museum.
« Chaque fois que je voyage dans une grande ville — Paris, New York, Stockholm, Toronto —, je trouve une librairie de l’imaginaire, qui sert de lieu de rencontre et d’échanges pour toute une communauté de lecteurs, soulève Mathieu Lauzon-Dicso, libraire et fondateur de Saga. Pour moi, c’était un non-sens qu’il n’y en ait pas ici. En 2019, mon mari Ilya et moi, on a finalement décidé de se lancer. On avait une vision d’un lieu de travail où l’on se sentirait bien, valorisé, loin des contraintes du marché actuel, où on pourrait prendre soin de nous et de notre santé mentale. »

Des débuts éprouvants
Même si l’engouement pour le projet est immédiat — les deux amoureux ne tardent pas à ouvrir une boutique éphémère sur la rue Sherbrooke, où ils font la vente de livres usagés, reçoivent les dons du voisinage et tiennent des événements qui font courir les amateurs et la communauté du livre — la vie se charge vite de leur rappeler que le métier de libraire n’a rien d’un roman.
En mars 2020, alors qu’ils s’apprêtent à emménager pour de bon dans des locaux permanents, le gouvernement du Québec décrète un premier confinement. « En moins de 24 heures, on a dû transporter des boîtes et des boîtes de livres dans notre appartement. Le salon est devenu un espace d’emballage. En quelques semaines, on a créé une boutique Web à partir de notre inventaire, usagé essentiellement, qu’on étiquetait manuellement. On a développé une communauté en ligne. On vendait nos livres directement aux usagers, et je conduisais du matin au soir, de Saint-Jérôme à Saint-Jean-sur-Richelieu, de Verchères à Beauharnois, pour livrer les commandes. »
En août, pour gérer les importantes commandes de professeurs en vue de la rentrée scolaire, Mathieu Lauzon-Dicso et Ilya Razykov épluchent les petites annonces à la recherche d’un local pour entreposer et emballer les livres, et permettre aux clients de récupérer leurs achats. Sur la plateforme Kijiji, ils tombent donc sur ce demi-sous-sol, détenu par un couple de tailleurs italiens. « On se comprenait à peine, mais ça a cliqué. On a signé le bail entre nous et on a pu entreposer nos stocks, puis éventuellement rénover et ouvrir notre librairie, en décembre 2020. »
Sans les gens, une librairie n’est qu’un endroit avec des livres
L’importance de la communauté
Une entreprise qui permet de prendre soin de soi et de sa santé mentale ? Pas tellement, donc. Mais tout ce branle-bas de combat en a valu la peine. La passion, le dévouement et la ténacité des deux complices ont suscité l’adhésion et le soutien d’une communauté de fidèles qui ne cesse de grandir.
« Sans les gens, une librairie n’est qu’un endroit avec des livres. » Mathieu Lauzon-Dicso parle avec émotion de ce couple qui s’est rencontré à la librairie, et qui vient régulièrement s’asseoir sur les deux chaises qui entourent la vitrine pour discuter. Il raconte également sa joie d’avoir — en lui proposant d’abord des oeuvres de Toni Morrison, Gabriel García Márquez et Haruki Murakami — permis à une voisine de 75 ans de tomber en amour avec la science-fiction. « Maintenant, c’est une amie. Je la conduis chez le vétérinaire lorsque son chat a besoin de soins. L’accueil et l’écoute sont au coeur de ce que je veux offrir aux clients. Je veux qu’ils se sentent inclus et en sécurité dans ma librairie. »
L’inclusion, la diversité et l’ouverture à l’autre sont d’ailleurs au coeur de la mission de Saga. Sur les tablettes, les Patrick Senécal, Sylvie Bérard, Frank Herbert et Ursula K. Le Guin côtoient les ouvrages queers, la littérature autochtone et l’afrofuturisme. « On n’a pas de rayons dédiés aux littératures de la diversité, et on n’attend pas un événement ou un mois thématique pour les mettre de l’avant. Ils sont partout, et en tout temps. »
Cette volonté de créer des ponts se reflète aussi dans le choix d’offrir une sélection de livres, des événements et un club de lecture entièrement bilingues. « Je suis francophone et mon mari est anglophone, dit Mathieu Lauzon-Dicso. Au fil du temps, on a appris à vivre et à lire dans la langue de l’autre, ce qui nous a ouvert tellement de portes. On voulait créer un lieu à cette image, où il n’y a pas de dualité ou de conflit linguistique. Lire et se faire lire dans la langue de l’autre est essentiel pour se comprendre et se connaître. »
Les littératures de l’imaginaire sont-elles plus propices à cette vision inclusive, communautaire et égalitaire qui fait battre le coeur de la librairie Saga ? « La science-fiction et la fantasy peuvent à la base représenter autre chose que le réel. Ce sont des genres capables de modifier, travailler, exposer, supprimer ou faire voir autrement les inégalités et les injustices. Les auteurs le font d’ailleurs depuis des décennies. Mais attention, il y a eu et il y a encore des livres rétrogrades qui ont servi de propagande raciste ou sexiste. On voit heureusement de plus en plus d’auteurs de la diversité qui s’expriment à travers un autre bagage historique et culturel, et font exploser les possibilités. »
Amateurs de grands happenings — l’un des temps forts de la librairie est l’organisation, un vendredi sur deux, d’un Sip Read, qui permet aux gens, dont les libraires, de s’accorder le luxe de lire leur propre livre ou un exemplaire emprunté sur les rayons en sirotant une boisson de leur choix — les propriétaires espèrent un jour pouvoir ouvrir un local plus grand, plus central, plus facile d’accès, notamment pour les gens venant de l’étranger. « Je rêve du Vieux-Montréal. Mais je sais que la dynamique et le travail seraient complètement différents. Dans un monde idéal, j’aimerais aussi garder ma petite librairie dans NDG, pour continuer d’entretenir ce lien qui nous unit au voisinage. »
Les coups de coeur de Mathieu Lauzon-Dicso
Le livre qui m’a donné envie de lire
La série La Belgariade (Pocket, 2021), de David Eddings. Je refuse toutefois aujourd’hui de la vendre, parce que l’auteur a fait de la prison pour des abus envers des enfants.
Mon auteur préféré
Sylvie Bérard, autrice de La frugalité du temps (Alire, 2023) et de Terre des autres (Alire, 2004).
Ma recommandation du moment
La respiration du ciel (VLB éditeur, 2023), de Mélodie Joseph
Le livre qu’on me demande le plus souvent
A Psalm for the Wild-Built (Macmillan, 2021), de Becky Chambers