Le retour de la fille d’elle-même

Gabrielle Boulianne-Tremblay
Photo: Photo: Marie-France Coallier Le Devoir - Montage: Marin Blanc Gabrielle Boulianne-Tremblay

Pour Annie, Maryse, Gisèle et Patrice

« Je viens,

Coeur éclaté d’une famille

Où je vivais dans un coin

 

Moitié silence, moitié fille. »

Cette chanson de Marie Laforêt (Emporte-moi) joue dans mes oreilles alors que je suis en direction de ma terre natale. Cette chanson chantée à m’époumoner à onze ans, alors que j’étais amoureuse avant même d’être amoureuse. Chanson phare, alors que je n’ai pas encore retrouvé la vue ; mes paupières en pétales d’innocence sous le froid d’une si longue nuit. Chanson pour me souvenir d’où je viens et vers où je m’en vais.

Il y a plusieurs mois, on m’a demandé d’être porte-parole pour Fierté Charlevoix. C’est un événement si important dans l’histoire de la région. Important aussi sur le plan personnel puisqu’il signifie pour moi une occasion de guérison. Mon coeur bat aussi vite que cette procession de paysages bucoliques qui défilent devant moi. Ces dénivellations charlevoisiennes — causées par l’impact d’une météorite plusieurs millions d’années auparavant — ont quelque chose de magique. Au sortir de Montréal, mon regard est inévitablement adouci à leur vue.

Bien que je sois retournée dans la région des dizaines et dizaines de fois depuis les dix dernières années de ma transition, c’est seulement aujourd’hui que j’ai cette impression que pour une fois, j’y vais pour vrai. On m’accueille comme une reine au Manoir Richelieu, mes yeux sont bordés du fleuve de mon enfance. Si longtemps la honte, si lourd ce scaphandre, si vertigineux ce gouffre qui m’aspirait sans cesse.

Ce fleuve, large maintenant comme une envie de vivre, impose un temps d’arrêt et si on le regarde pendant plusieurs minutes en taisant notre tumulte intérieur, il se met à nous parler, à nous révéler à nous-mêmes.

Ce matin, avant ma conférence à la bibliothèque de La Malbaie, le soleil me réveille plus tôt que d’habitude, mais comment être amère quand c’est ce même soleil qui m’a vue grandir et qui avait seulement hâte de me revoir non seulement vivante, mais heureuse de l’être.

Me raconter dans le territoire de mon évolution est un défi supplémentaire ; je m’y sens beaucoup plus vulnérable que de me raconter devant une foule d’inconnus. Ce territoire que j’ai longtemps, et ardemment, voulu fuir. Quelle contradiction que dans ces paysages si pittoresques et grandioses j’y ai vu un étouffement, une prise d’otage sous une cloche de verre.

Aujourd’hui, Charlevoix me ramène à elle. Ne pas résister. C’est elle qui a entendu les secrets que je racontais aux pierres avant de les déposer dans son ventre. Une émission de radio pour promouvoir, revoir une amie d’école primaire, être émue par son rire.

Le soir de la conférence, je revois des visages non revus depuis plus de quinze ans. Des surprises : comme mon ami d’enfance, des amies de mes soeurs, et cette professeure de musique au primaire dont la simple vue m’émeut jusque dans l’enfance. Une accolade et nous pleurons toutes les deux, dans la réunion des gens qui ne sont jamais oubliés.

Je repense mes racines, retourne la terre afin qu’elle respire. Je me suis longtemps considérée comme une sans-racine et je réalise qu’elles étaient seulement desséchées, pourtant bien là, en attente de retrouver la source.

À la fin de la conférence, des commentaires.

 

« Je suis désolée que tu aies vécu autant de détresse, Gabrielle, me dit l’une des employées de mon école secondaire dans un soubresaut. Désolée de ne pas avoir vu tout ça. » Elle a les larmes aux yeux.

Ma professeure de musique au primaire me raconte qu’elle est désolée de ne pas avoir vu que j’étais malheureuse enfant.

Leur répondre que ce n’est de la faute à personne. Mais je ne savais pas que j’avais besoin d’entendre leurs mots. C’est comme si la petite Gabrielle que j’ai été était enfin vue aujourd’hui, et cela guérit des blessures.

J’émerge de la conférence transfigurée par l’amour reçu dans cet accueil et cette ovation que l’on m’offre. Je ne suis plus une moitié silence, ou une moitié fille, mais entière. Émue, je pense aux autres chansons à chanter, aux soleils à aimer et aux paysages à vivre.

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