Faut-il relire... Alfred Döblin?

L’écrivain et médecin fut, un peu malgré lui, citoyen du monde, ballotté par les agitations de la première moitié du XXe siècle. Sa fuite face au régime nazi avec son épouse et leur fils cadet en traversant la France, l’Espagne et le Portugal pour rejoindre la Californie relève parfois du roman d’aventures.
 
Photo: ​​Wikimedia CC L’écrivain et médecin fut, un peu malgré lui, citoyen du monde, ballotté par les agitations de la première moitié du XXe siècle. Sa fuite face au régime nazi avec son épouse et leur fils cadet en traversant la France, l’Espagne et le Portugal pour rejoindre la Californie relève parfois du roman d’aventures.
 

Certains auteurs semblent immortels, d’autres sombrent dans l’oubli. Après un temps, qu’en reste-t-il ? Dans sa série mensuelle Faut-il relire… ?, Le Devoir revisite un de ces écrivains avec l’aide d’admirateurs et d’observateurs attentifs. Aujourd’hui, l’un des auteurs allemands les plus importants du XXe siècle, et paradoxalement un des plus méconnus : Alfred Döblin (1878–1957). Car l’éclat de Berlin Alexanderplatz (1929), ce roman exceptionnel souvent comparé à Ulysse, de James Joyce, dissimule une oeuvre éclectique, exigeante, et d’une érudition sans pareil.

Il n’en a jamais rien su, mais Alfred Döblin doit une fière chandelle à Rainer Werner Fassbinder. En 1980, le réalisateur du Mariage de Maria Braun et de Querelle s’est attaqué au roman qui avait fait la gloire de son auteur, Berlin Alexanderplatz, pour le transformer en série d’une dimension tout aussi imposante. Or, pour bien des cinéphiles, ce monument télévisuel en 14 épisodes n’en demeure pas moins une oeuvre de Fassbinder, mais elle a apporté à celle de Döblin un rayonnement durable qui dépasse les frontières de l’Allemagne.

L’écrivain et médecin fut, un peu malgré lui, citoyen du monde, ballotté par les agitations de la première moitié du XXe siècle. Sa fuite face au régime nazi avec son épouse et leur fils cadet en traversant la France, l’Espagne et le Portugal pour rejoindre la Californie relève parfois du roman d’aventures, sans compter qu’il deviendra citoyen français, pour ensuite retourner dans son pays natal après la Deuxième Guerre mondiale afin de procéder à sa dénazification.

Mais que fait donc notre Franz ? Lui ? Eh bien, que voulez-vous qu’il fasse ? Traîne à droite à gauche, et il est le calme et le flegme personnifiés. Avec ce gars-là vous pouvez faire ce que vous voulez, il retombera toujours sur ses pattes. Y a des gens comme ça, pas beaucoup il est vrai, mais y en a.

 

Issu d’une famille juive non pratiquante, Alfred Döblin a aussi connu un exil intérieur, marginalisé comme tous les gens de sa communauté, ce qui aura une influence certaine sur son oeuvre. « Avant 1918, l’accès des Juifs aux postes ministériels et universitaires était interdit, indique Anthony Steinhoff, spécialiste de l’histoire allemande du XIXe et du XXe siècle à l’UQAM. Comme médecin, Döblin aurait aimé travailler dans une clinique universitaire, mais il a dû se résoudre à ouvrir un cabinet dans un quartier pauvre de Berlin. Les patients qu’il a connus se retrouvent dans Berlin Alexanderplatz. »

Fortement influencé par Dostoïevski et Nietzsche dans sa jeune vingtaine, très imprégné du courant expressionniste allemand alors triomphant, Alfred Döblin se démarque par son approche studieuse du roman, ses fictions se nourrissant non seulement du réel, mais de tout le savoir disponible à son époque.

Cette acuité ne cesse de fasciner David Midgley, professeur de littérature allemande à l’Université de Cambridge, en Angleterre. Du début de sa carrière jusqu’à la fin, l’écrivain affiche une rigueur intellectuelle qui l’honore, selon le spécialiste de l’oeuvre d’Alfred Döblin. « Pour un de ses premiers livres, Les trois bonds de Wang Lun. Roman chinois (1915), il a fait beaucoup de recherche avant de l’écrire. À l’époque, l’Allemagne possédait une colonie en Chine. Wang Lun, le héros, est un rebelle contre le régime impérial, mais qui réagit simplement à ce qu’il voit. Par la suite, dans son dernier grand roman, Hamlet ou La longue nuit prend fin (1956), un livre fascinant, il décrit avec justesse une famille typique de la classe moyenne… et anglaise. »

J’ai l’impression d’être comme Hamlet auquel on ment, que l’on veut distraire, et envoyer finalement en voyage — parce qu’on le craint, parce qu’il sait ce qui s’est passé… 

 

Ce souci du détail éblouit également Jürgen Heizmann, professeur titulaire de littérature allemande à l’Université de Montréal, qui trouve dommage que l’on réduise ce grand écrivain expressionniste à Berlin Alexanderplatz. Autre preuve de son grand talent, dont celui de s’imprégner de lieux et de cultures par la seule force de son intellect : Amazonas (1937-1938). « C’est une trilogie incroyable, s’exclame Jürgen Heizmann. Je recommande particulièrement le 1deuxième volume, Le tigre bleu, décrivant l’arrivée des Jésuites au Brésil et au Paraguay, et leur affrontement avec les peuples indigènes. C’est une oeuvre à la fois très réaliste, mais aussi magique, qui intègre leur perspective. On y trouve aussi une dimension écologique : les Européens veulent maîtriser la nature, alors que les indigènes essaient de vivre avec elle. »

Cet enthousiasme est partagé par David Midgley. « Il a écrit ce livre à Paris et s’est inspiré de travaux ethnographiques pour donner vie à cet univers », dit-il avec admiration, regrettant au passage que cet ouvrage soit sous-estimé par rapport au reste de son oeuvre.

Or, pour plusieurs, Alfred Döblin a gagné sa place au panthéon littéraire allemand grâce à Berlin Alexanderplatz, un roman puissant qui nous plonge dans l’effervescence et le chaos de la capitale allemande pendant les années 1920. À travers la trajectoire de Franz Biberkopf, un délinquant déterminé à prendre le droit chemin à sa sortie de prison, c’est une ville métissée, bigarrée, peuplée de truands et de prostituées qui prend vie, mais aussi tout un peuple, porté par un vent d’espoir, celui de la République de Weimar (1918-1933).

Ce régime politique pouvait sembler idyllique lorsqu’on le compare à celui qu’imposera Adolf Hitler par la suite, mais il n’était pas un jardin de roses, surtout au lendemain de la défaite de la Première Guerre mondiale, rappelle Anthony Steinhoff. « Berlin était secouée par des scènes de violence, une grande crise politique, sans compter les difficultés économiques. Cette coalition entre libéraux, sociaux-démocrates et catholiques voulait faire une grande place aux groupes marginalisés, et à ce chapitre Berlin constituait un véritable laboratoire. Malheureusement, au sein de la fonction publique, un bastion conservateur, des gens refusaient les changements proposés par la République de Weimar et ont utilisé la machine bureaucratique pour les freiner. »

C’est ce monde chaotique que présente Berlin Alexanderplatz, mais qui rappelle davantage Dostoïevski que Charles Dickens ou Émile Zola, multipliant les intrigues, les niveaux de langage et les monologues intérieurs. « Alfred Döblin prouve sa grande connaissance des différents milieux qui animaient Berlin, autant celui des criminels que celui des prostituées, souligne Jürgen Heizmann. Ça me frappe toujours de constater à quel point son style est moderne ; il plaît beaucoup aux jeunes Allemands d’aujourd’hui. J’ignore la traduction française, mais Döblin utilise le patois berlinois, très populaire en Allemagne parce que tout le monde veut aller à Berlin. »

En fait, je ne pense pas du tout, dans mon wagon, à la fuite, ou à mon pays d’asile. Mes pensées ne vont pas du tout aussi loin. Je ne ressens, comme les autres, que la dureté du coup et le poids de son obscurité. Je vois tous ceux qui sont assis autour de moi dans ce wagon rester muets, parler ou faire comme s’ils dormaient ; cruellement atteints, nous sommes abandonnés à nous-mêmes. Nous étions guidés, protégés par l’État — nous ne le sommes plus. La défaite : un état primitif. 

 

Au-delà de ce livre culte, les raisons qui expliquent la confidentialité d’Alfred Döblin sont nombreuses et nébuleuses. Sa conversion au catholicisme a soulevé l’ire de plusieurs compatriotes et écrivains, dont Bertolt Brecht, qui s’est fendu d’un poème sarcastique, Peinlicher Vorfall (qui signifie « Incident embarrassant »), lorsqu’il a appris la nouvelle. Sa citoyenneté française l’isolera aussi du milieu de l’édition allemande et, s’il a figuré plusieurs fois sur la liste des candidats pressentis pour le Nobel de littérature, il n’a jamais obtenu ce prix. « Pas plus que James Joyce d’ailleurs, ce qui montre à quel point ce prix est conservateur », estime Jürgen Heizmann.

David Midgley, lui, se fait plus prosaïque. « Alfred Döblin pose deux défis lorsqu’on veut l’étudier : chaque livre demande beaucoup de temps à lire et chaque livre est différent ! » Dans une traduction française parue en 2010, les quatre volumes de Novembre 1918. Une révolution allemande comptent 2336 pages.

À voir en vidéo