Florence Aubenas, rendre compte du vivant

La journaliste Florence Aubenas confie avoir une prédilection pour les sujets qui sont les moins traités, pour les humbles et les laissés-pour-compte.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir La journaliste Florence Aubenas confie avoir une prédilection pour les sujets qui sont les moins traités, pour les humbles et les laissés-pour-compte.

On pourrait croire qu’elle ne tient pas en place. Partir, revenir, repartir. Depuis 30 ans, Florence Aubenas est plongée dans une sorte de mouvement perpétuel.

« C’est certainement un défaut », suggère la journaliste, attrapée pendant le Festival international de journalisme de Carleton-sur-Mer, en Gaspésie, où cette admiratrice de la première heure du groupe Beau Dommage — qui n’était jamais venue au Québec — était invitée pour la première édition. « Mais c’est un défaut qui est utile dans mon métier, en tout cas. Il faut aller vite, il faut partir vite. »

Vingt ans au quotidien français Libération, avant d’entrer au Nouvel Observateur en 2006, puis de se joindre au Monde en 2012 comme « grand reporter ». Depuis ses premiers pas comme reporter de guerre en plein génocide au Rwanda, les missions, sans nombre, se sont enchaînées : le Kosovo, l’Afghanistan, la Syrie. Et depuis un an, sans surprise, elle multiplie les allers-retours en Ukraine.

Née en 1961 en Belgique, un pays qu’elle a quitté à l’âge de 18 ans pour la France, la journaliste est devenue tristement célèbre en 2005 après avoir été otage pendant 157 jours en Irak — dans des conditions abominables.

Une épreuve qui ne semble jamais avoir ébranlé, chez cette journaliste de haut vol, le désir de « rendre compte du vivant », en France comme à l’étranger.

En témoignent aussi, en plus de ses reportages, des livres qui ont marqué les esprits, comme Le quai de Ouistreham (L’Olivier, 2010, adapté au cinéma par Emmanuel Carrère en 2021), pour lequel pendant six mois elle a infiltré incognito à Caen le monde des travailleurs précaires — du journalisme d’investigation façon Nellie Bly et George Orwell.

Florence Aubenas vient de publier Ici et ailleurs, une sélection de ses reportages parus dans le quotidien Le Monde entre 2015 et 2022. On la retrouve ainsi traversant Paris le soir des attentats de novembre 2015, squattant un campement de Gilets jaunes installé près d’un rond-point de Marmande, en 2018, au début de la crise. Prenant le pouls de petits caïds de la banlieue parisienne en goguette sur l’île de Phuket, en Thaïlande. Deux semaines après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, carnet ouvert et stylo à la main, elle est à bord d’un autocar rempli d’hommes et de femmes retournant dans leur pays pour participer à l’effort de guerre.

Méthode : se faire oublier

On se demande parfois, en lisant Florence Aubenas, si elle n’aurait pas une cape d’invisibilité, comme en possèdent certains superhéros, tant est saisissante sa faculté à faire oublier sa présence, aussi bien par les sujets qu’elle observe que par ses lecteurs. À capter sans perturber l’essentiel et le détail qui donne la vie.

Elle rit, se met à rêver, compare plutôt son point de vue à celui d’un ver de terre, comme l’a dit un jour l’écrivain et reporter de guerre américain Ernie Pyle (1900-1945). « C’est exactement ce que j’essaie de faire : me faire oublier. » Sa méthode ? « On passe du temps. Si on reste une heure, on est beaucoup plus vu que si on reste une semaine. En reportage, je passe rarement une seule journée quelque part. Plus on reste longtemps, plus ça marche. »

« Je mets rarement moins d’une semaine pour faire un papier. » C’est de cette façon qu’elle a passé 10 jours dans un établissement pour personnes âgées, aux premières heures du combat contre la COVID-19. « Au bout d’un moment, vous portez les plateaux. Vous voyez les filles débordées, une qui est malade, une autre qui n’est pas là, vous ne pouvez pas rester les bras croisés. De toute façon, je pense que dans les reportages, il faut donner aussi un peu de soi. » Et accepter parfois de répondre soi-même aux questions.

« Les questions que je pose, en général, sont celles auxquelles j’accepterais de répondre, confie Florence Aubenas. Quand on me demande combien je gagne ou comment je vis, je réponds. Ça ne me pose pas de problème. »

De même, il faut parfois accepter de traverser le miroir de la sacro-sainte et froide objectivité. En particulier lorsqu’on est, comme elle, à la recherche de l’humain. « Sinon, il faut rester chez soi à interviewer des ministres. Si vous allez dans des zones en difficulté, entre guillemets, des zones de violence, pour moi, ça fait partie de l’histoire. »

Les sujets du bas de la pile

Qu’elle soit en France ou à l’étranger, dans sa quête infatigable pour saisir le réel, Florence Aubenas avoue avoir une prédilection pour ce qu’elle appelle « les sujets du bas de la pile ». Pour les humbles, les laissés-pour-compte. Parce que ces sujets sont les moins traités, reconnaît-elle, et qu’aussi elle est facilement tournée vers ça.

Sa discrétion, la journaliste l’exerce également sur la page, dans ses phrases. « Plus le temps avançait et plus je trouvais compliqué de faire des citations dans les papiers. Ce n’est jamais exactement ce que les gens disent parce qu’on passe de l’oral à l’écrit, et après de longues interviews, il fallait aussi tronquer. Pour moi, en ouvrant les guillemets, on entre dans la zone dangereuse. »

Une responsabilité immense pour la journaliste, qui était mal à l’aise avec cette manière de faire. Et raison pour laquelle elle a fait le choix d’utiliser de plus en plus de propos indirects dans ses reportages.

C’est exactement ce que j’essaie de faire : me faire oublier

 

Depuis L’inconnu de la poste (L’Olivier, 2021), fascinant récit d’immersion consacré à l’assassinat d’une femme dans le petit village de Montréal-la-Cluse, une affaire qui n’est toujours pas classée, Florence Aubenas explique même avoir pris l’habitude, lorsque c’est possible, de faire relire les passages entre guillemets aux gens qu’elle cite.

Pour cette grande lectrice de Simenon — aussi bien que des journalistes narratifs à l’américaine que sont Joan Didion et Tom Wolfe —, le malaise est de la même nature lorsqu’il s’agit d’écrire à la première personne. Pour elle-même, le « je » est difficile, peu souhaitable, souvent encombrant. « Ça prend le lecteur par la main, ça l’oblige à voir avec vos yeux. Déjà que vous le faites depuis votre point de vue, le faire au “je” me paraîtrait carrément too much… »

Tout juste rentrée d’Ukraine, où elle vient de passer cinq semaines — son sixième long séjour là-bas destiné à rendre compte du conflit depuis mars 2022 —, Florence Aubenas a pu constater sur le terrain l’évolution du conflit, de la stupeur des premiers jours à une espèce de routine mortifère. « Le plus terrible, c’est que la guerre s’est installée. C’est effrayant. Appeler sa fille Javelina, extirper de soi tout ce qui est russe. L’Ukraine s’est terriblement radicalisée. Nous en sommes à ce moment de la guerre où il n’est plus possible de voir l’autre. »

Mais ici ou ailleurs, il lui faut suivre le mouvement, traquer la vie dans toute sa complexité, nous montrer les zones de clair-obscur. Se transformer s’il le faut en courant d’air. « Quel que soit le sujet, ce qui me plaît, c’est écrire quelque chose dont on ne connaît pas la fin. En Ukraine, qui va gagner ? Je n’en sais rien. Comment la guerre va se terminer ? Je ne sais pas. C’est mon grand plaisir. Me confronter à ce qui bouge encore. J’aime les reportages qui restent ouverts. »

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