«Décadanse»: et si la révolution sexuelle avait floué les femmes?

Patrick Buisson, photographié en octobre 2012, à Paris
Photo: Miguel Medina Agence France-Presse Patrick Buisson, photographié en octobre 2012, à Paris

« Les peuples font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. » Patrick Buisson a beau être classé à droite et souvent qualifié de conservateur, il aime bien citer cette phrase de Karl Marx. Rarement aura-t-elle été mieux illustrée, croit-il, que par ces années folles qui, au siècle dernier, furent à la fois celles de la révolution sexuelle et celles de la révolution féministe.

Dans un ouvrage foisonnant d’une culture à la fois savante et populaire, l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy et directeur de la chaîne Histoire tente de dresser le portrait de cette révolte individualiste qui, mêlant hédonisme et consumérisme, a abouti au monde qui est le nôtre en ce début de XXIe siècle.

Avec un titre inspiré d’une chanson de Serge Gainsbourg, Décadanse (Albin Michel) présente une thèse pour le moins hardie. Que nous dit Buisson sinon que la révolution sexuelle, présentée comme partie prenante de l’émancipation des femmes, a mené à la marchandisation des corps, à la pornographie et à une gigantesque industrie du sexe ? Que l’explosion des familles et des divorces a entraîné une paupérisation des femmes encore jamais vue dans l’histoire ? Que la généralisation de la contraception et l’arrivée de la pilule — réformes sur lesquelles l’auteur ne souhaite évidemment pas revenir — ont soumis les femmes à un véritable diktat pharmaceutique ?

Selon l’essayiste, on ne peut comprendre le mouvement #MeToo sans prendre en compte l’échec cuisant que ressentent les femmes malgré un demi-siècle de féminisme. « Aujourd’hui, le mouvement #MeToo est une réaction féministe néopuritaine à l’échec de la révolution sexuelle des années 1970. Parce que, quelque part, il y a l’idée, pour reprendre la phrase célèbre de Simone de Beauvoir dans La force des choses, que “nous avons été flouées” », dit-il.

Les hommes, les grands vainqueurs

 

Cette révolution sexuelle, dit Buisson, se serait faite essentiellement au bénéfice des intérêts masculins. « D’ailleurs, les premières féministes américaines du Women’s Lib se demandaient si la révolution sexuelle provoquée par la pilule n’était pas en train d’accorder à la phallocratie tous les privilèges qu’elle réclamait depuis toujours : pas de mariage, pas d’enfants, l’accouplement sans la mise en couple, la consommation des femmes sans avoir à les entretenir sentimentalement ou financièrement… »

« Avant, il y avait toujours eu des amours illégitimes et des adultères. Mais, dans tous les milieux, quand on mettait une fille enceinte, on était obligé de l’épouser. Avec la révolution sexuelle, il n’y a plus eu de contraintes de ce type. Ce qui avait toujours été traditionnellement la monnaie d’échange des femmes — leur corps — s’est vu totalement dévalué. Au fond, c’est la conception masculine de la sexualité qui l’a emporté. »

En 1982, deux sociologues québécoises avaient d’ailleurs fait scandale dans un colloque du Mouvement français pour le planning familial en dénonçant à travers la pilule « une domination plus grande des impératifs sexuels mâles » et « un mimétisme de la sexualité masculine ».

Car il faut dire que la révolution sexuelle va de pair avec celle du consumérisme qui, en quelques décennies, a envahi jusqu’aux moindres recoins de la vie privée. « C’est un marxiste chrétien qui le dit, le cinéaste Pier Paolo Passolini. Il est l’un des premiers à avoir mis en garde contre ce nouveau mode de production, qui ne fabrique pas seulement de la marchandise mais une nouvelle humanité qui repose sur ce que l’homme a de plus impersonnel. Or, cette révolution consumériste ne s’étend plus seulement aux marchandises, mais aussi aux corps. »

Cela, les premières féministes l’avaient d’ailleurs pressenti. « Elles voyaient bien qu’à côté de l’incontestable progrès que représentait la maîtrise de la fécondité, il y avait un versant sombre, un prix à payer à travers la désacralisation et la marchandisation du corps féminin. Dans le couple libertaire-libéral, c’est le libéral qui l’emporte toujours. Malgré la promesse de jouir sans entraves, la sexualité est devenue un élément du marché à travers le marché du sexe, mais aussi la sexologie ou les thérapies sexuelles. À l’arrivée, le sexe est toujours payant. Vous me direz que c’était déjà le cas avec la prostitution ; mais dorénavant, c’est tout le monde des relations interpersonnelles qui se trouve dans la sphère du marché. »

Des hommes comme les autres

 

De même Patrick Buisson déplore-t-il que l’entrée massive des femmes sur le marché du travail n’ait jamais tenu compte de la spécificité du travail féminin. « Le travail féminin n’est pas le propre de la modernité. Il a toujours existé. Depuis toujours, les femmes travaillaient, que ce soit à la ferme, chez les artisans ou dans le commerce. Ce qui était nouveau, c’était le salariat. »

« Pour les diplômées issues de la bourgeoisie, le travail fut une forme d’épanouissement tout à fait légitime. Mais pour 90 % des femmes, il s’agissait d’emplois sous-payés et sous-qualifiés. C’est là où le féminisme a échoué. Au lieu d’adapter le travail aux femmes, on a considéré la maternité comme un obstacle. Il fallait la supprimer ou faire en sorte qu’elle ne dérange pas. Tout en faisant semblant de la honnir, les féministes de cette époque avaient la masculinité comme modèle — Simone de Beauvoir a toujours eu pour modèle indépassable Jean-Paul Sartre. On a donc décidé que les femmes seraient des hommes comme les autres. »

Au fond, c’est la conception masculine de la sexualité qui l’a emporté.

 

Est-ce à dire qu’il faudrait aujourd’hui revenir en arrière ? « Dans une société déchristianisée, il est bien évident que le catholicisme ne peut prétendre imposer ses critères éthiques à la majorité. Mais fallait-il pour autant abandonner toute politique d’aide aux femmes qui voulaient élever des enfants ? Avec le salariat féminin, pas un seul instant cette société qui se proclame humaniste et féministe ne s’est préoccupée de ce que devenait la condition de la femme au travail. On a simplement voulu qu’elles se plient aux lois du marché sans tenir compte un seul instant de leur singularité. »

De même, personne n’avait prévu la paupérisation des femmes qu’entraînerait la multiplication des divorces. En France, 80 % des dossiers de la commission de surendettement concernent des femmes. « Dans les milieux bourgeois, le divorce n’est pas un problème, dit Buisson. Mais dans les milieux populaires, personne n’a voulu voir les conséquences sur les enfants, la délinquance et la consommation de drogue. Tout cela a été parfaitement étudié dans les ghettos noirs américains. Ça ne veut pas dire qu’il fallait rester dans le régime antérieur, mais qu’il fallait essayer d’en estimer les conséquences sociales et humaines. »

Après 50 ans de révolution sexuelle, Patrick Buisson ne s’étonne pas du retour du puritanisme. Il cite le philosophe Denis de Rougemont qui, dans L’amour et l’Occident, constate que toutes les époques de grande liberté sexuelle sont suivies d’un cycle de puritanisme.

« Le christianisme, religion qui se répand au départ essentiellement par les femmes dans la Méditerranée orientale, est en quelque sorte une réaction à la débauche de l’Empire romain. Ce qu’on a appelé l’amour courtois fut une réaction contre la trop grande liberté sexuelle du Moyen Âge. Dans la société de Rabelais, on festoyait dans les églises. À la débauche de la cour de François Ier succède ce qu’on a appelé le mouvement des Précieuses, tourné en ridicule par Molière. En France, la Révolution est très antiféminine et dirigée contre le pouvoir politique des salons que dirigeaient les femmes. C’est pourquoi il est d’ailleurs faux d’imputer aux religions monothéistes les interdits qui pesaient sur le sexe. Ces interdits, on les retrouve aussi chez les philosophes de l’Antiquité. »

Un nouvel ordre moral ?

Si la réaction d’un mouvement comme #MeToo à l’égard du libertarisme sexuel des années précédentes ne le surprend donc pas, Patrick Buisson n’absout pas pour autant le féminisme actuel de toute critique. Bien au contraire.

« Au moins le premier féminisme était-il cohérent, dit-il. Il était en révolte contre l’emprise de l’État sur les corps et disait : “Mon corps m’appartient.” À partir des années 1970, on assiste à un renversement du droit. Conçu à l’origine pour défendre les intérêts de la société contre les empiètements des individus, il devient l’arme des individus contre la société. Il n’est plus question pour les hommes de payer “l’impôt du sang” en devenant soldat ; les femmes font de même avec le devoir de maternité. On considère que l’intérêt de l’individu est supérieur. »

Étrangement, les « néoféministes » tiennent aujourd’hui un discours radicalement différent, dit-il. « Elles réclament un flic et un magistrat aux quatre coins du lit. Un contrôle sur la sexualité et la sphère privée que les premières féministes récusaient. On a critiqué à juste titre l’ordre moral qu’imposait l’Église en France ou au Québec. Aujourd’hui, c’est le néoféminisme qui prétend nous imposer un nouvel ordre moral avec sa police, sa coercition et ses contrôles. Quand il s’agit de combattre les violences conjugales, qui s’y opposerait ? Mais la plupart du temps il s’agit d’une criminalisation du masculin qui ne dit pas son nom. Ce serait le comble qu’après le procès fait par Simone de Beauvoir à l’essentialisme féminin, on se permette d’essentialiser les hommes en les décrétant violents par nature ou en les identifiant à une prétendue “culture du viol”. »

Alors, Patrick Buisson est-il vraiment ce « réactionnaire » que décrivent certains ? « Je ne rêve pas du monde d’hier, dit-il. L’ancien monde était évidemment plein de frustrations et de défauts. Mais celui qui lui succède n’est pas non plus idéal. On a remplacé les prêtres par les psys, mais le vide existentiel, métaphysique, fait de nous les champions de la consommation de psychotropes. Je ne vois pas de quelle supériorité nous pourrions nous réclamer. Cela devrait nous amener à plus de modestie lorsque nous revisitons le passé. On est très fort pour fusiller les morts qui, évidemment, ne peuvent pas se défendre… »  

Décadanse

Patrick Buisson, Albin Michel, Paris, 2023, 523 pages

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