Écritures, ratures, fulgurances

Marie-Hélène Poitras
Photomontage: Photo: Charles-Olivier Moutier / Montage et illustration: Marin Blanc Marie-Hélène Poitras

C’était en octobre dernier lors d’une résidence d’écriture au Studio B-12 à Valcourt. Une dizaine d’écrivains réunis durant une semaine dans la spectaculaire maison des Bombardier, une perle d’architecture de la fin des années 1960, plantée dans la forêt, pour écrire. Oui, juste ça, écrire. Tout était ocre et doré autour de nous et les feuilles d’automne croustillaient. Alors que j’occupais le grand bureau de la pièce centrale avec l’impression d’être assise sur le coeur de la maison, plusieurs écrivaient dans leur chambre, en silence et en secret dans leur cocon de création.

J’étais venue pour me battre avec un texte. Une dernière nouvelle à inclure dans un recueil, et qui me résistait. En venant ici, je pensais pouvoir trouver le bon diagnostic et la redresser. Mais après deux jours à la forcer, à la creuser, je commençais à me rendre compte qu’elle aurait le dessus. Mon geste d’écriture n’était pas leste ni fluide. J’écrivais les mâchoires serrées en m’obstinant, je boxais, m’enlisais. J’allais perdre ; il me fallait le reconnaître. « Let it die », dit-on en anglais. Abandonner, laisser mourir. J’ai desserré les mâchoires et relevé les yeux.

Dehors, un ciel empourpré prenait ses aises en avalant le bleu. Ce serait bientôt l’heure de l’apéro. Le jaune des feuilles allait se couvrir d’or au moment où la première gorgée de blanc coulerait dans ma gorge. Je suis sortie voir le spectacle des couleurs.

Jonathan Harnois avait établi ses quartiers d’écriture sur la terrasse. Il travaillait sur le recueil de missives qu’ils avaient échangées, Robert Lalonde et lui, durant toute une année et qui allait être publié au printemps en même temps que mon propre recueil (amputé d’une nouvelle). Nous étions enceints tous les deux. Il cherchait un titre pour coiffer leur livre.

— Que penses-tu de Ce nerf furieux de vivre ?

— Wow, éblouissant ! Ça vibre !

— Ou peut-être Je te donne les oiseaux de ma gorge.

— Magnifique ! C’est fiévreux, j’adore ça. Ouiiii !

Chaque titre semblait surgir d’un poème. C’était comme si Jo faisait danser dans l’air des éclats, des fulgurances, les couleurs mouvantes d’un kaléidoscope. Toutes ses propositions m’emballaient ; je n’allais pas lui être d’une grande utilité.

Six mois plus tard, je tiens le fruit de leurs correspondances entre mes mains. C’est une oeuvre qui donne envie de vivre plus fort, d’écrire vrai, de surligner chaque phrase, et qu’ils ont finalement intitulée Tu me rappelles un souffle (Boréal). Cet échange, « ce fil d’intensité », est un « rite fraternel, un lieu de sens à l’abri du bordel ambiant ». Il y a quelque chose de presque amoureux — affectueux ? ardent ? oui, il s’agit d’une fièvre — dans les mots et les idées qui s’offrent et se prennent.

Des deux écrivains, la vieille âme, c’est Jonathan ; Robert s’incarne dans les pages piaffant de joie et d’enthousiasme, élogieux envers le travail de son correspondant. « J’aime terriblement t’entendre et te parler », lui écrit-il. Quel privilège de pouvoir être ce petit oiseau, de s’immiscer entre eux et d’avoir accès à leurs échanges. « Si je n’écris pas, le paysage entier m’échappe : les lieux, les gens, les mots. Je glisse alors dans une espèce de bric-à-brac où tout s’emmêle et se confond », confie Robert. Jonathan lui répond par des questions. « Comment se garder dans le feu d’écrire ? […] Comment garder vivante une écriture qui nous donne la vie ? […] Je suis content de me tenir avec toi devant ces questions. »

À Valcourt en octobre, Robert Lalonde est venu faire un tour et nous parler d’écriture. Jonathan et lui ont disparu un moment pour discuter du titre, j’imagine, pendant que ma nouvelle agonisait et que mes personnages expiraient leur dernier souffle. J’ai préparé des Negroni pour tout le monde, puis fumé une cigarette avec Robert sous les étoiles dans la nuit noire, humide et fraîche. À la page 88 de leurs échanges, dans une lettre à Jonathan, après que ce dernier se fut ouvert à propos d’une suite de poèmes dont il se demande s’il verra un jour le bout, Robert dit : « On ne finit pas un livre, on le lâche, on le quitte, avant de le massacrer. » Et quand il est trop tard, on laisse mourir les histoires dans leur petit tombeau de mots.

 

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