«Les manquants»: remettre nos modes de vie en question

«J'ai voulu proposer un idéal de décroissance qui soit une forme de communisme luxueux», dit l'autrice.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «J'ai voulu proposer un idéal de décroissance qui soit une forme de communisme luxueux», dit l'autrice.

Dans son précédent roman, Autobiographie de l’étranger (Flammarion, 2020), en lice pour les Prix littéraires du Gouverneur général 2020, Marie-Ève Lacasse déballait tout : son enfance triste et isolée dans une famille rigide qui décourageait les sensibilités artistiques, son désir de tout plaquer qui l’a menée à quitter son Gatineau natal pour refaire sa vie en France, les marges dans lesquelles elle évolue et qui l’empêchent depuis toute petite d’appartenir entièrement au monde, les luttes et les révolutions qu’elle mène par la littérature. Le processus d’écriture, long et douloureux, a donné naissance à une autofiction sublime, mais surtout, à une artiste, qui jusqu’alors refusait de se percevoir comme telle.

« S’autoriser à écrire, quand tu viens d’une famille qui s’oppose à l’écriture ou qui la voit au mieux comme un passe-temps semblable au tricot, c’est hyperlong, indique-t-elle, en entrevue avec Le Devoir lors d’un bref séjour à Montréal. M’affirmer comme artiste a été la chose la plus difficile à faire, mais aujourd’hui, je n’ai plus aucun compte à rendre. J’ai affronté mes monstres les yeux dans les yeux. Je suis libre. »

C’est cette liberté nouvelle qui permet aujourd’hui à Marie-Ève Lacasse de présenter Les manquants, un roman dans lequel elle embrasse entièrement la fiction, et le travail de création qu’elle sous-tend, relevant avec brio les défis idéologiques et formels qu’elle s’estposés en début d’écriture.

Trois femmes, Claire, Hélène et Joan, se réfugient dans une commune autosuffisante en campagne à la suite de la disparition du mari de la première. Convoquées au commissariat, les amies soulèvent, à travers leurs souvenirs du disparu, des réflexions sur les rapports de domination qui régissaient leur vie, et les événements qui ont mené à leur affranchissement des modèles capitalistes et hétéropatriarcaux.

Le lecteur, qui endosse ici le rôle du policier, est amené à juger lui-même de la crédibilité et de la véracité des propos des trois femmes. « Je voulais donner au lecteur un rôle très actif. J’ai été inspirée par le film Rashōmon (1950), d’Akira Kurosawa, dans lequel les personnages s’adressent directement à la caméra. À travers leurs couleurs, leurs obsessions, leurs révélations, on avance petit à petit dans l’histoire. Cette forme donne au livre une ambiance de polar, même si ce n’en est pas un. »

Les artistes et les affects

Les témoignages mis en scène se déroulent quelques années après le Jour de l’Oural, un événement sur lequel le lecteur a peu de détails, mais qui fait référence à un effondrement du système capitaliste, à un point de bascule de la surconsommation et du réchauffement climatique.

À travers les témoignages de ses personnages, qui traversent tous à leur manière les différentes crises de notre époque — environnementale, migratoire, hétéropatriarcale — Marie-Ève Lacasse envisage un après et propose un nouvel imaginaire, une nouvelle manière de vivre, une nouvelle définition du bonheur.

« Le rôle des écrivains n’est pas de faire de la politique et de trouver des pistes de solution. Le rôle des artistes est de proposer des mondes dans lesquels on pourrait se projeter, dans lesquels on mobilise des affects qui donnent envie de changer les choses. »

La romancière conçoit donc dans Les manquants un paradigme postcapitaliste dans lequel la mise en commun des avoirs, des outils de production, des habitats et des manières de s’alimenter et de boire devient « désirable, agréable, pas effrayante et pas liée à la perte de privilèges et de confort. C’est, je crois, la seule manière de s’imaginer qu’il peut y avoir un monde plus enviable que celui dans lequel nous pataugeons. »

Un bonheur révolutionnaire

Ainsi, la commune dans laquelle évoluent Claire, Hélène et Joan fonctionne en complète autarcie, à l’extérieur du système bancaire. Chaque membre de cette communauté — composée majoritairement de femmes — offre un service, une expertise, un savoir-faire pour permettre aux autres de manger, de se vêtir, de se loger, de réfléchir et d’apprendre. Claire, vinicultrice de formation, cultive les vignes et les autres arbres fruitiers tandis qu’Hélène, ancienne prostituée, enseigne aux jeunes enfants.

« J’ai voulu proposer un idéal de décroissance qui soit une forme de communisme luxueux. J’emprunte à des théoriciens, dont Frédéric Lordon et Nicolas Framont, l’idée que de se dessaisir d’un confort matériel est le vrai luxe. Comme le disait Jean Giono, les vraies richesses proviennent du territoire, de la terre et des savoirs concrets, comme faire du pain, du vin, semer ou récolter, qui ont été capturés par le capitalisme. C’est une forme de terrorisme doux que de se les réapproprier. »

À la commune, la porte est ouverte à tous ceux qui souhaitent se réinventer et sont prêts à mettre la main à la pâte. Sans-papiers, réfugiés, exilés… Le passé, la provenance, la culture et les catégories normées n’ont guère de sens dans ce milieu de vie qui tend vers l’égalité et la justice. « J’ai aussi voulu mettre à bas un ensemble d’images de propagande hétérosexuelle où il n’y aurait que le couple et la famille nucléaire comme idéaux de vie. Dans la commune, les enfants sont pris en charge par tout le monde et les femmes peuvent envisager leurs besoins affectifs autrement que dans le prisme du couple hétéropatriarcal. »

Pour imaginer ce futur prometteur où il fait bon vivre, Marie-Ève Lacasse s’est notamment inspirée des productrices agricoles qu’elle rencontre dans le cadre de son travail de journaliste en viniculture au quotidien français Libération ; un sujet qu’elle aborde d’un point de vue sociologique et politique, en faisant la lumière sur des agriculteurs et des restaurateurs qui remettent d’une certaine manière en cause nos modes de vie.

« Bien que mon livre soit une utopie, je pense qu’il est possible d’adopter certaines de ses prémisses à petite échelle. L’idéal serait de multiplier ce genre d’initiatives sur un même territoire, pour que ce soit un jour possible d’y adhérer au niveau structurel. »

Alors que la plupart des romans futuristes relèvent de la dystopie postapocalyptique, l’écrivaine se garde bien de construire à partir de la peur et de la panique. « J’essaie de mettre en scène des affects heureux. N’est-ce pas plus révolutionnaire de proposer le bonheur ? »

Les manquants

Marie-Ève Lacasse, Seuil, Paris, 2023, 256 pages

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