Notre sélection de bandes dessinées du mois de mai

Travailler pour sa peine
Le parcours de Drac Berthiaume est étourdissant, c’est le moins que l’on puisse dire. Il aura été concepteur graphique, recherchiste, réalisateur, illustrateur, musicien même, avant de publier, à l’âge de 76 ans, Le conte, premier tome d’une trilogie intitulée Corvus, consacrée à la construction d’un chemin de fer en Estrie au XIXe siècle. Campée en 1860, cette première partie raconte comment des ouvriers travaillant à la construction d’une voie ferrée réussissent, avec intelligence et muscle, à contourner un promoteur un tantinet radin qui a promis de les payer seulement lorsque le premier train arriverait en gare. Véritable plaidoyer sur la force d’une union des travailleurs, Le conte est porté par un dessin très fort et organique, qui n’est pas sans évoquer le trait du peintre René Richard ou, encore, les premiers dessins des membres du Groupe des sept, qui furent les premiers à mettre en avant la force de la nature canadienne dans leurs toiles. Autrement dit, c’est beau !
François Lemay
Le conte
★★★1/2
Drac Berthiaume, Moelle Graphik, Québec, 2023, 128 pages
Un combat inégal
C’est fou comment, en une quinzaine d’années, les réseaux sociaux sont venus s’immiscer sournoisement dans nos vies. Conçues soi-disant comme outils de partage et de lien social, ces applications sont devenues de véritables plaies qui, en échange d’une petite dose de dopamine, prennent beaucoup de ce que nous sommes. C’est le constat qu’a fait Bach, autrice et illustratrice, qui raconte, dans Tant pis pour les likes, sa cure de désintox des médias sociaux, calquée sur le fameux mois sans alcool. Et non, ce n’est pas facile, mais fichtre que l’on a le temps d’en faire, des choses, lorsque l’on n’est pas constamment penché sur son petit écran ! Racontée avec humour, sans moralisme, cette désintoxication aura comme effet de nous permettre de constater à quel point il est difficile de se battre contre des algorithmes développés à coups de centaines de millions de dollars pour nous garder captifs. C’est pourquoi il ne faut pas être trop durs avec nous-mêmes…
François Lemay
Tant pis pour les likes
★★★
Bach, Nouvelle adresse, Montréal, 2023, 144 pages
On ne choisit pas sa famille
Jules, jeune artiste qui ne lâche jamais son carnet de croquis, accompagne son grand frère Martin, gaillard barbu et solitaire, passionnépar les mythes vikings. Au coeur des grands espaces norvégiens, les deux frangins que tout sépare se retrouvent en terre scandinave avec la ferme intention de gravir l’impressionnante montagne baptisée Preikestolen. Mais le duo doit aussi affronter un passé tourmenté marqué par un événement traumatisant qui a créé une distance entre les frérots et des fissures dans l’armure familiale. Les liens du sang seront-ils assez forts pour leur permettre de réussir leur quête existentielle ? Signé par le nouveau jeune prodige de la bande dessinée belge, Jean Cremers, ce premier roman graphique est un magnifique récit initiatique inspiré de la propre expérience de l’auteur. L’oeuvre dense profite d’un récit bien ficelé laissant place à des moments vifs et à des instants de silence contemplatifs.
Ismaël Houdassine
Vague de froid
★★★
Jean Cremers, Le Lombard, Bruxelles, 2023, 256 pages
L’impossible expédition
Librement inspirée des péripéties du navigateur anglais Ernest Shackleton, qui avait mené une expédition quasi suicidaire en Antarctique, Oliphant nous catapulte en 1914 au sein de l’équipage bigarré d’un navire parti à la découverte du pôle Sud. Alors que la Première Guerre mondiale déchire l’Europe, 27 hommes se dirigent tout droit aux confins de l’enfer blanc, contrée inhospitalière balayée par les vents glacials et hantée par les fantasmes de l’inconnu. C’est sur le brise-glace que l’on fait la connaissance de l’étrange Arkadi, un garçon dans la vingtaine embarqué dans un périple sans retour avec son père, le capitaine baroudeur Gordon Kentigern. La scénariste Loo Hui Phang et le dessinateur Benjamin Bachelier offrent une somptueuse odyssée épique et magique sur l’obstination (ou la folie ?) humaine. Les dessins à coups de pinceau aux couleurs d’aquarelle explosent chaque page de cette bande dessinée exigeante et émouvante qui raconte la survie coûte que coûte.
Ismaël Houdassine
Oliphant
★★★1/2
Loo Hui Phang et Benjamin Bachelier, Futuropolis, Paris, 2023, 256 pages