«Voir Martin»: regards féminins croisés

Su Croll
Photo: J. Alleyne Su Croll

Montréal, les années 1980, époque où la robe de viande de Jana Sterbak fait scandale. Mira Samhain, étudiante en arts obsédée par l’oeuvre sombre et inquiétante de Francis Bacon, vit difficilement la perte de son père adoré, décédé d’un cancer. Malgré le soutien de sa mère, qui les a abandonnés, elle et son père, il y a une dizaine d’années, d’amis et de voisins, la jeune femme semble emmurée dans son marasme et doit se faire violence pour renouer avec le réel.

« Dans le présent grand ouvert qu’elle ne pouvait pas fuir, Mira voulait un point d’ancrage. Elle voulait faire une chose à la fois, chaque jour dans le même ordre. Prendre le métro. Travailler au restaurant. Aller à l’école. Voir Martin. » Plus précisément Martin Zorn, frère de la célèbre photographe Marie Claire Zorn, de 15 ans son aînée, qui l’a croqué sous tous ses angles depuis son plus jeune âge : « Ce que je peux faire à partir de lui, de cette matière, m’étonne encore. Mais c’est son pouvoir à lui. Ça l’a toujours été, même quand il était petit », consigne-t-elle dans son carnet.

En découvrant ces photos de lui, Martin a l’impression que sa soeur, depuis peu privée de son art, lui a volé son âme, comme il l’explique à son psy qu’il surnomme « mon père » : « Après leur sortie dans les galeries, les musées, les catalogues, les revues de presse, les livres, je suis devenu une créature, une invention de ma soeur. Tout le monde me regardait. Attendait de grandes choses. »

Après avoir publié trois recueils de poésie salués par la critique et plusieurs fois primés, l’Albertaine Su Croll signe un premier roman, Voir Martin, fulgurant récit polyphonique où elle plonge tête première dans la psyché torturée de deux artistes visuelles prisonnières d’une relation aussi fusionnelle que conflictuelle avec un modèle qu’elles partagent sans le savoir.

Alors qu’elle se plaît à inverser les rôles de l’artiste et de sa muse — mot n’ayant pas d’équivalent masculin —, à parodier le discours critique et à décrire avec minutie les éléments d’une exposition de la photographe, l’autrice se livre à une puissante réflexion sur le deuil.

Campant son récit de la fin de l’automne jusqu’au coeur de l’hiver, Su Croll ne lésine pas sur les détails pour instaurer une morosité ambiante, laquelle traduit parfaitement l’état d’esprit des deux femmes en perte de repères. Consumées par la fascination morbide qu’exerce Martin sur elles, Mira et Marie Claire devront apprendre à se reconstruire loin de lui.

Tandis qu’elle s’inspire des figures hurlantes de Bacon, des oeuvres sur les rituels du deuil de Betty Goodwin et de Diane Arbus, qui n’hésitait pas à mettre sa vie en danger pour immortaliser l’étrangeté de son époque, la romancière ajoute une dimension organique et charnelle aux rapports entre l’artiste et son modèle. Peau meurtrie, sang séché, chair putréfiée, os pulvérisés : le corps humain n’est plus un objet de désir aux yeux de Mira et de Marie Claire, mais une nature morte, preuve irréfutable de leur mortalité qu’elles souhaitent transcender par l’art.

Voir Martin

★★★★

Su Croll, traduit par Annie Pronovost, Marchand de feuilles, Montréal, 2023, 434 pages

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