«Marchand de quatre-saisons»: fragments de vie

En avril 2005, tandis qu’il tourne au Nunavik, Philippe Lavalette (La mesure du monde. Carnets d’un cinéaste arpenteur, Marchand de feuilles, 2011) reçoit un texto de son frère lui annonçant que leur père, veuf depuis 2002, s’est défenestré du sixième étage après avoir pris son petit-déjeuner dans la petite cuisine de l’appartement parisien où il vivait depuis une cinquantaine d’années « Philippe, Christian, pardonnez-moi », a-t-il griffonné de sa maladroite écriture d’écolier.
Cet événement tragique a d’abord été le point de départ d’un émouvant court métrage, Un gamin de Paris(2006), où le directeur photo, aidé de ses enfants, Manuel et Anaïs Barbeau-Lavalette, rendait hommage à son père à travers des images prises lors de ses promenades dans les rues de son quartier et lors de son dernier voyage au Canada, pays où, tout jeune, il rêvait de s’établir. « Je vis donc son rêve alors que ce n’était pas mon intention. C’est comme si j’étais porteur d’un désir », confie l’auteur rencontré au Devoir.
« Après avoir fait ce film sur mon vieux papa, poursuit-il, je trouvais qu’il manquait des choses. M’est donc venue l’idée de réécrire. D’ailleurs, je disais à Mélanie Vincelette, formidable éditrice, qu’écrire un deuxième roman, c’est comme réaliser un deuxième film : c’est beaucoup plus dur. On en met trop dans le premier et dans le deuxième, on se répète. Le processus pour celui-là a donc été plus long. »
Cette fois, Philippe Lavalette consacre à son père un roman en forme de dialogue post-mortem, Marchand de quatre-saisons, lequel forme un magnifique diptyque avec Petite Madeleine (Marchand de feuilles, 2017), où il racontait les origines de sa grand-mère maternelle, abandonnée à la naissance et prise en charge par l’État. « Je n’avais pas pensé au mot “diptyque” et ça me va très bien, mais il n’y aura pas de triptyque », annonce-t-il d’emblée.
À partir d’objets trouvés dans les poches de son père, dont certains demeureront pour lui « inaudibles », le romancier reconstitue bribe par bribe les grandes lignes du destin de ce marchand de légumes élevé par ses grands-parents après que ses parents l’eurent abandonné.
« Mon père marchait dans Paris avec son Walkman tout rafistolé. Il sifflotait, saluait tout le monde, ramassait tout ce qu’il trouvait, une vieille clé, un caillou, une vis… Il a fait ça toute sa vie. Le départ du livre, c’est ce qu’il avait dans ses poches au moment de se donner la mort, de sauter dans le vide. Chaque objet a une mémoire que je peux décrypter ou pas, et quand je peux la décrypter, je remplis une case. C’est comme si j’avais une vie en pointillé, où il y a des trous, et dans les trous, la fiction me permet de reconstruire sa vie. Jean Echenoz dit que les objets sont de petits détonateurs de fiction. Je pense que la fiction, c’est la vérité. »
Échos du passé
Le roman familial de Philippe Lavalette n’est pas sans faire écho à celui que racontait la réalisatrice Manon Barbeau, sa conjointe, dans son documentaire Les enfants de Refus global (1998), où elle parlait de ses parents, les peintres Marcel Barbeau et Suzanne Meloche, celle-là même dont Anaïs Barbeau-Lavalette allait tracer le portrait dans La femme qui fuit(Marchand de feuilles, 2015).
« La matrice de départ, c’est l’abandon. Du côté de Manon, d’une façon extrêmement violente, et c’était la même chose de mon côté pour mes parents. Je n’ai pas vécu l’abandon, mais j’ai eu la transmission de cette souffrance, car on porte les valises de tous ceux qui nous ont précédés. La rencontre avec Manon, c’est le liant mystérieux d’une histoirecommune, qui se recoupe malgré les continents. Après la destruction, il faut reconstruire, mais chez mon père, il y a une béance terrible qu’on ne peut pas vraiment reconstruire. Le poids de cet abandon va le suivre toute sa vie. »
Son père étant un homme de peu de mots, Philippe Lavalette a heureusement pu compter sur les recherches de Gwenaëlle Leprat, la journaliste qui avait trouvé la trace de sa grand-mère dans les archives de l’Assistance publique. Pour faire revivre le passé de résistant du jeune Jacques Lavalette, appelé Valmont dans le roman, l’historien Michel Alexandre Gauthier (Poche de Saint-Nazaire. Neuf mois d’une guerre oubliée, Geste éditions, 2017) lui a aussi été d’un grand secours.
« Mon père, c’est une parole emmurée. Il n’y a rien qui sort, sauf de temps en temps quelques bribes. Et là, hop ! on accroche ça, puis on lui demande des explications, mais il répond : “C’est vieux, tout ça, on n’en parle pas.” Attraper de petits morceaux de phrases, ce n’est pas assez pour savoir ce qu’a été sa vie. Alors, je ramasse des objets et je me rends sur le terrain, comme dans le petit village où il s’est fait baptiser à 21 ans, par amour pour la résistante Bérénice, que j’ai inventée gitane plutôt que juive, dont il a traîné la photo toute sa vie dans son portefeuille. C’est donc comme une enquête. J’appelle ça de l’archéologie ; en fait, la formule que j’ai pour moi, c’est archéologue de l’intime. »
Ce travail d’archéologue se retrouve par ailleurs au coeur du roman, au même titre que les fragments de vie du père : « J’aimais bien l’idée de cette structure alternant entre le présent et le passé. Dans la forme, il y a des choses qui peuvent faire penser au cinéma, comme des flashbacks. Dès le début, ç’a été ça : d’un côté, il y avait moi, ma recherche ; de l’autre, lui, sa vie. »
Il n’y a pas que la construction en flashbacks du récit qui évoque le métier premier du romancier. Par sa manière de décrire l’action, le décor, les paysages, l’ambiance, de mettre en scène ses personnages, Philippe Lavalette suggère des valeurs de plan, des mouvements de caméra.
« C’est vrai qu’il y a des choses qui font penser à une syntaxe cinématographique. Il y a une succession d’images ; ce sont des images mentales, mais elles sont presque cadrées : plan taille, plan d’ensemble, traveling, panoramique. C’est tout le profil du cinéaste qui ressort là. »
À la lecture de Marchand de quatre-saisons, force est de constater que Philippe Lavalette pourrait facilement en tirer un scénario de film. « Oh, j’aimerais bien… parce que pour Petite Madeleine, on m’avait dit que ça coûterait trop cher. »
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