La sélection de bandes dessinées du mois d’avril

Cultiver le deuil
Pour sa première publication en français (dans une traduction de l’auteur montréalais Alexandre Fontaine Rousseau), l’artiste portugaise Joana Mosi nous offre, avec La mangouste, une incursion tout en douceur dans le monde du deuil. D’abord, il y a le personnage principal, Julia, qui tente de manière pas trop convaincante de se guérir de la mort d’un être cher, un deuil qui prend la forme symbolique, ici, d’une mangouste qui détruit le petit potager qu’elle tente d’entretenir. Vivant avec elle, son frère Joël, qui vient de perdre son emploi, sa relation et son appartement et qui passe ses journées à jouer à des jeux vidéo, tente tant bien que mal de ne pas nuire à sa soeur. Et il y a cette mère qui ne comprend rien, mais un tout petit peu, quand même. Le dessin, minimaliste et fin, porte ce moment en suspension dans lequel nous entrons comme on met le pied dans une piscine dont l’eau est juste un peu trop froide et dont nous ignorons la profondeur, en essayant de comprendre cette saudade qui semble peser sur cette famille qui pourrait être la nôtre.
François Lemay
La mangouste
★★★1/2
Joana Mosi, traduit de l'anglais par Alexandre Fontaine Rousseau, Pow Pow, Montréal, 2023, 192 pages
La souffrance de Freud
Pour sa première tentative dans le monde de la bande dessinée, Suzanne Leclair, une psychiatre ayant étudié aux Beaux-Arts dans une ancienne vie, prend le pari de nous raconter Sigmund Freud, le père fondateur de la psychanalyse. Mais, ici, pas de longs entretiens sur le divan ni de tentative boiteuse de réduire en quelques cases la vie complexe de cet homme qui le fut tout autant. Au contraire, Leclair, aidée du bédéiste français William Roy, s’attaque à la mortelle habitude de Freud, le cigare, dont l’abus finira par le tuer. On suit donc, au fil des ans, les nombreuses opérations (34) qu’il a dû subir pour tenter d’enrayer ce cancer de la bouche qui le rongera, littéralement, pendant près de vingt ans. Avec un dessin un peu nerveux, en noir et blanc, relatant le documentaire, l’autrice réussit assez bien ce premier album qui nous offre, en prime, une réflexion sur l’utilisation de l’aide médicale à mourir bien avant que l’on pense à l’encadrer légalement. Une belle surprise.
François Lemay
Freud — Le moment venu
★★★
Suzanne Leclair et William Roy, La boîte à bulles, Saint-Avertin, 2023, 144 pages
Bienvenue en territoire misogyne
À 21 ans, Kate Beaton quitte son île natale du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse, pour rejoindre l’Ouest canadien. En travaillant dans l’industrie pétrolière des sables bitumineux de l’Alberta, elle espère rembourser son prêt étudiant qui freine ses projets de vie. Près de 15 ans plus tard, la dessinatrice décrit avec gravité et sensibilité cette expérience oppressante et pénible vécue dans un milieu sexiste dominé par les hommes. Elle raconte aussi la solitude, la violence sexuelle envers les femmes, les problèmes de santé que développent des ouvriers et les effets dévastateurs de l’exploitation minière sur la nature et sur les terres autochtones. Les dessins minimalistes apportent une note bouleversante à l’oeuvre, qui ne manque pas de scènes presque oniriques, telles la rencontre fortuite avec un renard à trois pattes et les nuits d’hiver illuminées par les aurores boréales. Encensé par Barack Obama, ce roman graphique est un pur bijou, utile et nécessaire, à mettre entre toutes les mains.
Ismaël Houdassine
Environnement toxique
★★★★★
Kate Beaton, traduit de l'anglais par Alice Marchand, Casterman, tournai, 2023, 440 pages
La quête berlinoise de Teresa
Que diriez-vous d’une escapade douce-amère dans le Berlin des années 2000 ? C’est là, entre le Tiergarten et le quartier Kreuzberg, qu’on fait la connaissance de Teresa, brillante archéologue italienne insomniaque, qui accepte un contrat de plusieurs mois dans une prestigieuse université de la métropole allemande pour y préparer une exposition sur les trésors de Toutankhamon. Elle croise sur son chemin l’irrésistible Ruben, un déraciné comme elle, artiste punk et bohème dont elle tombe follement amoureuse. Le couple se désire, se dispute et se réconcilie sur fond de tranches de vie chaotiques et fiévreuses. Fidèle à lui-même, le génial dessinateur italien Manuele Fior nous convie à un voyage intérieur fait de douceur nostalgique et de poésie, baigné d’ombres et de fines lumières dorées. On reste ébahi par la beauté des images et la finesse du récit où s’entremêlent, sans ruptures, deux époques, la romance moderne de Teresa et la découverte de la tombe du pharaon par Carter en 1922.
Ismaël Houdassine
Hypericon
★★★★1/2
Manuele Fior, traduit de l'italien par Christophe Gouveia Roberto, Dargaud, Paris, 2023, 144 pages