Clément de Gaulejac: des cailloux contre l’hégémonie

Clément de Gaulejac à la librairie Le port de tête
Photo: Hubert Hayaud Le Devoir Clément de Gaulejac à la librairie Le port de tête

Habile autant avec un crayon qu’avec une plume — ou une souris et un clavier —, Clément de Gaulejac est un de ces artistes qui s’expriment de bien des façons. Lui, c’est par le dessin et par les mots. Depuis la parution en 2022 de sa thèse de doctorat sous la forme d’un essai très accessible, il ne cesse de se manifester. Sa sixième « sortie » en quelques mois s’intitule Motifs raisonnables. Dix ans d’affiches politiques (éditions Écosociété).

Le livre offre l’occasion de revoir en accéléré notre histoire très récente sous l’angle de la résistance politique. Et sous un ton moqueur, depuis les cas d’intimidation policière — l’affiche « Le poivre, c’est pour le steak » —jusqu’au « Lâchez-moi avec les GES », de Bernard Drainville.

« Beaucoup de choses lancées depuis un moment arrivent à leur terme. Tu vois ce que je veux dire ?, c’est mon doctorat commencé en 2010 », dit l’artiste au sujet de l’essai où il compare et distingue expressions visuelle et verbale. En une heure de discussion autour d’un café, il a accepté de revenir sur son cheminement sinueux, entre créativité et militantisme.

Ce sont ses dessins qui l’ont poussé vers l’art contemporain québécois. C’était au début des années 2000 et le Français de naissance venait de s’établir à Montréal, à l’occasion d’une résidence de création. Au Québec, où la société lui a paru moins hiérarchisée et les horizons plus ouverts — « il y avait une bohème montréalaise qui permettait de vivre avec peu de moyens » —, il a croisé l’amour, est devenu papa, s’est trouvé une famille artistique.

Lors du Printemps érable, ses couleurs politiques ont éclos et depuis, comme le montrent les pages deMotifs raisonnables, il a milité pour bien des causes, tant auprès d’un parti (Québec solidaire) que du mouvement Extinction Rebellion Québec. « Ce qui m’intéresse, c’est pointer les dérives autoritaires des gouvernements démocratiques, de pointer le double discours du greenbashing. Je ne veux plus [être] récupéré par la classe à laquelle je m’oppose », dit celui qui estime avoir tout dessiné sur la crise environnementale.

Cet enfant d’intellectuels de gauche, qui a grandi avec la bédé sous les yeux, a longtemps cherché sa voie. « Je suis d’une génération où faire de l’art politique était extrêmement mal vu, [comme] de l’art stalinien. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Un art qui ne serait pas conscient, pas politisé, c’est un art de [privilégiés] », constate-t-il, soulagé. Anarchiste dans l’âme, esprit contestataire — « je ne fais pas ce qu’on attend de moi » —, Clément de Gaulejac s’est taillé une figure d’inclassable. Un dessinateur qui écrit ? Pourquoi pas.

« À la fin, des livres, c’est toujours ce que j’ai voulu faire », confie le cinquantenaire, comblé de sa vie de Montréalais. À son curriculum figurent déjà neuf titres, dont trois aux éditions Le Quartanier parus entre 2011 et 2017. Petites différences. Les anciennes, les modernes et toutes les autres, disponible, lui, depuis février, revisite l’histoire de l’art sous l’angle de ses artisans et artistes de l’ombre.

« Ça a toujours été une évidence pour moi que le langage et le dessin sont deux choses qui avancent ensemble. Je travaille sur le langage. Le dessin, c’est mon alphabet supplémentaire. »

À la manière d’un caricaturiste, Clément de Gaulejac accompagne ses dessins de petites phrases sensées, d’un humour sinon caustique, fort pertinent. Si le dessin de presse le fascine — il a déjà publié des illustrations dans Le Devoir —, la caricature quotidienne l’effraie. « Si Le Devoir m’avait offert de remplacer Garnotte, je n’aurais pas dit non. En même temps, j’apprécie ma liberté de pouvoir dessiner quand je veux. Mes dessins sont porteurs d’une colère légitime et non pas dictés par l’agenda des politiciens. »

Des motifs pour réagir

De Jean Charest et Line Beauchamp à François Legault et ses ministres Guilbault, Bonnardel et désormais Drainville, en passant par les Coderre, Harper et Trump qui ont animé le débat public, les affiches de Clément de Gaulejac couvrent large. Diffusées d’abord sur les réseaux sociaux, puis sur le web sous le titre « l’eau tiède », elles expriment le besoin de l’artiste de réagir rapidement à « la bêtise ».

La fibre engagée a commencé au printemps 2012, lors de la grande manifestation étudiante contre la hausse des frais de scolarité. En découvrant les affiches de l’École de la Montagne rouge, il a subi un « choc esthétique », qu’il résume par ces mots : « Oh, mon Dieu, c’est toujours ce que j’ai voulu faire ! ». Et c’est une partie de ce qu’il fait depuis, motivé par l’idée que l’art « ramène l’intelligence de notre côté ».

À ses yeux, son rôle n’est pas d’être utile, mais de se positionner contre l’hégémonie. « L’affiche, c’est un caillou dans la chaussure ». Autrement dit, elle « ne vise pas à convaincre, mais à donner des arguments, à faire rire, à sentir qu’on n’est pas seuls ».

Hommages amusés

Loin du terrain politique, mais pas de celui de l’humour, Clément de Gaulejacpratique aussi le dessin tourné vers l’art, ses codes, son histoire, ses revers comme ses gloires. Le livre Petites différences, considéré comme une oeuvre d’art en soi, rend hommage « aux nombreuses mains qui façonnent les histoires de l’art », écrit Marie-Ève Beaupré, conservatrice responsable de la collection du Musée d’art contemporain de Montréal, qui agit comme éditeur. Accompagnés de phrases descriptives, les trente-huit dessins reproduisent de véritables moments du passé comme ils en fabulent plein d’autres.

« C’est une forme d’autobiographie. Ces dessins contiennent de la critique, mais sont surtout habités par l’idée de montrer ce qu’est l’art. Ce sont mes références, les situations que j’ai vécues, les hommages, mais des hommages amusés. »

Lui qui considère l’humour comme un espace pour y « déployer l’intelligence collective » admire les « emportements lyriques » de Sempé, le dessinateur du Petit Nicolas. « Il arrive à faire cette chose incroyable d’être très mordant, sans pitié pour la grandiloquence de nos aspirations », dit-il.

Entre l’artiste qui expose (Les maîtres du monde sont des gens, à l’affiche jusqu’en mai au Musée régional de Rimouski) et le militant qui lutte, Clément de Gaulejac semble s’accommoder de sa double vie. L’auteur du livret Ligne claire et contours flous (Fondation Grantham, 2022) doute, certes, mais avance aussi en s’appuyant sur des paradoxes. Adepte du concept de la ligne claire (le dessin type Hergé) et donc de la précision, il apprécie aussi l’impureté des formes et du langage. La contradiction, croit-il, permet de garder la pensée active.

Sa touche à double sens s’exprime aussi en art public, depuis 2022. Deux bottes de pluie, sa première sculpture — une fontaine —, prend place sur un socle devant la bibliothèque Maisonneuve. « C’est une sorte d’arroseur arrosé, écho aux déboulonnages de statues, explique-t-il. Comme si la statue était encore là, mais plus vraiment. Son absence devient permanente. »

En livres, affiches ou sculptures, Clément de Gaulejac espère continuer à participer au débat public.

Motifs raisonnables Dix ans d’affiches politiques

Clément de Gaulejac, Écosociété, Montréal, 2023, 248 pages

Petites différences Les anciennes, les modernes et toutes les autres

Clément de Gaulejac, Musée d’art contemporain de Montréal, 2022, 96 pages

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