«Galumpf»: écrire comme on monte en selle

Le nouveau recueil de nouvelles de Marie Hélène Poitras intrigue dès le premier regard. Il y a la couverture, déjà — une oeuvre de l’artiste japonaise Ai Natori — sur laquelle une jeune femme vêtue de noir, les cheveux et les yeux d’un bleu indigo profond, semble osciller entre l’ombre et la lumière, entre la solitude et la communauté, entre ce qui est et ce qui attend encore d’exister.
Puis, il y a ce titre, Galumpf, qui, une fois mis en bouche, nous échappe autant qu’il nous semble familier, et qui — on l’apprend à la lecture — a un rapport direct avec Le livre des mots de Richard Scarry… ainsi qu’avec un morse en pyjama qui souhaite la bonne nuit. « Lorsqu’on cherche Galumpf dans un moteur de recherche, on tombe d’abord sur le fameux “galumph”, de Lewis Carroll, qui décrit une sorte de démarche joyeuse et inélégante. Bien que mon titre n’y fasse aucunement référence, j’aime bien cette confusion »,confie l’écrivaine, rencontrée dans un café de la rue Masson, à Montréal.
« Pour moi, Galumpf reflète quelque chose de l’acte créateur. Puisqu’il s’agit d’un mot inventé, les gens se l’approprient, tant dans la prononciation que dans l’interprétation. Il fait aussi référence à un livre qui ravive quelque chose de très ancien dans mon rapport au langage, à l’écriture et aux langues. »
Cette métaréflexion sur la création traverse chacune des histoires du recueil de Marie Hélène Poitras — onze pépites d’imaginaire, onze univers qui envoûtent dès la première phrase, peuplés de personnages qui se meuvent au rythme d’émotions dictées par leur rapport au monde, aux autres, au territoire.
Fragile empathie
L’autrice, qui est également collaboratrice au journal Le Devoir, a ainsi repris des textes publiés dès 2006 dans des revues, les a retravaillés, remaniés, repensés ; un travail créatif qui lui a également donné l’impulsion d’en écrire de nouveaux pour compléter l’oeuvre. « Je comparerais un peu l’élaboration d’un recueil d’histoires à celui d’un musicien qui enregistre plein de chansons et doit ensuite faire le tri pour former l’identité cohérente d’un album. »
Dans La petite fille qui avait un trop gros chien, on fait la rencontre d’une fillette négligée qui, en tentant avec la sollicitude de ses voisins de dresser un chien immense, apprend les difficiles compromis qu’exige la liberté. Dans Chasseurs sauteurs, un homme et une femme s’aiment, se désirent et se révèlent par le truchement d’un étalon fougueux. Ailleurs, des insulaires enflamment la maison de celui qui corrompt la jeunesse de l’île, sans savoir qu’ils la sacrifient au passage, et un animateur de radio compose pour la première fois avec le silence.
Pour moi, Galumpf reflète quelque chose de l’acte créateur. Puisqu’il s’agit d’un mot inventé, les gens se l’approprient, tant dans la prononciation que dans l’interprétation. Il fait aussi référence à un livre qui ravive quelque chose de très ancien dans mon rapport au langage, à l’écriture et aux langues.
D’une histoire à l’autre s’esquisse une divine galerie de personnages unis par les sacrifices, les blessures, les égocentrismes et les triomphes du vivre-ensemble, et qui apprennent, parfois à la dure, la capacité à se mettre à la place de son prochain, à en prendre soin. Ensemble, ils rôdent autour d’une fragile occurrence, ce — comme l’écrit l’éditrice Catherine Leroux en quatrième de couverture — « lieu exact et difficile où prend forme l’acte d’empathie. »
« Jusqu’à tout récemment, le recueil s’intitulait Exercices d’empathie, précise Marie Hélène Poitras. Bien que plusieurs des textes aient été rédigés avant la pandémie, je pense qu’ils ont été rassemblés ici par ma conscience postpandémique. Ce grand bouleversement nous a montré l’importance des liens qui nous unissent, en plus de susciter une tonne de questionnements sur l’impact collectif de nos choix individuels. »
Habitée par ces réflexions, l’écrivaine a compris à quel point l’empathie était pour elle indissociable de l’acte d’écrire. « Alors que pour certains, comme Nelly Arcan par exemple, l’écriture est une façon de descendre en soi et de se comprendre, elle est pour moi un mouvement vers l’autre, une manière de me glisser dans la peau et la tête de quelqu’un qui partage une réalité différente de la mienne. »
Des hommes et des bêtes
Chaque nouvelle de Galumpf ravive certains thèmes et motifs récurrents dans l’oeuvre de Marie Hélène Poitras : l’amour des lieux, la grande connaissance de Montréal, de ses recoins, de ses habitants et de leur bienveillance, le choc entre nature et culture, entre domestication, liberté et territoire ; des frictions vécues tant par les humains que par les animaux dans ses fictions.
« On doit faire plusieurs concessions pour vivre en commun dans un endroit donné. Ces concessions, les animaux les expérimentent aussi lorsqu’on les adopte. » Ici, un chien-loup n’arrive jamais tout à fait à appartenir à la ville. Là, un chat retourne quotidiennement à l’ancien domicile de ses maîtres, même si ceux-ci lui offrent un nouveau foyer. Dans une série d’histoires parsemées dans le recueil, une femme se promène àMontréal, et expérimente différents souvenirs et émotions à partir de l’endroit précis où elle se trouve. « Cette cartographie sentimentale de la ville lui rappelle ce qu’elle doit laisser derrière pour apprendre à s’accorder aux autres et à leur rythme. »
Puis, il y a les chevaux — bêtes majestueuses qui vibrent au même rythme que les cavaliers dans l’ensemble de son oeuvre —, qui sont ici au coeur d’un amour naissant, mais font aussi l’objet d’un essai intime sur la création intitulé Écrire, monter, dans lequel l’autrice raconte les défis, les joies et les obstacles de ces deux pôles qui sont pour elles complémentaires. « Je réalise à rebours que j’écris comme je monte, que les deux gestes naissent du même élan, tirent leur origine d’une fureur semblable », y écrit-elle.
« Le cavalier Jérôme Garcin remarque dans son journal équestre que les chevaux lui ont enseigné le rythme cadencé et rigoureux de la phrase française. À cheval comme sur papier, il y a un élan que tu as toi-même déclenché qui te transporte un peu malgré toi. Tu peux tenter de l’influencer ou de lui donner une direction, mais tu peux aussi l’accepter, t’abandonner à cet instinct. Il y a aussi une prise de danger qui m’intéresse dans les deux actes. Essayer de monter un cheval difficile et nerveux est plus intéressant que chevaucher une monture plus rassurante, tout comme le confort n’est jamais un moteur de création. »
Comme le cavalier qui s’apprête à mener son cheval sur la piste, on ne peut que s’incliner devant cette quête d’inconfort, qui livre chaque fois un véritable joyau littéraire.