De la nécessité d’un Borillimité

Seize chiffres et une lettre. Majuscule, la lettre. On se dit que c’est voulu, forcément symbolique : la lettre semble se détacher du lot arbitraire, s’élever toute droite, victorieuse. Comme pour signifier le caractère complémentaire de ce code d’accès à la version numérique. Comme pour signifier que l’essentiel est ailleurs, réel, touchant, palpable : un livre contenant trois volumes de Poésinutiles qui se chantent ou se récitent, et les trois albums correspondants. Bori redit McLuhan : le médium est plus que jamais le message.
L’an dernier, le premier volume de ses Poésinutiles a été lancé dans l’air, et rien que dans l’air, histoire de flotter dans le nuage. Qui l’a vu passer ? « Il y en a eu, les gens qui me font l’honneur de m’accompagner au fil des ans l’ont su, mais plusieurs ont également été déçus : on ne trouvait pas le livret facilement et, quand on le trouvait, ce n’est pas tout le monde qui aime écouter des chansons en lisant les textes sur un écran d’ordi. »
Bori comme dans borinévitable
Cette parution intangible, dans le « monde poutt poutt » (dixit Bori en 2006), où les repères se perdent si facilement, forcée par des problèmes de distribution et des ennuis chez Productions de l’onde, a été non seulement un pis-aller, mais un non-objet volant à peine identifié. « C’est vrai, on peut presque dire que ça n’a pas existé. Mais au moins, le projet, lui, a continué de vivre sa vie, jusqu’à se manifester de façon bien physique aujourd’hui. » Oui, il y a un code d’accès inclus pour qui voudrait aussi, pour des raisons pratiques, se rendre à l’un ou l’autre des 55 morceaux disséminés sur les trois disques des Poésinutiles et aux textes rassemblés dans le livre du même nom (de Poésimaginaire à Poézizi), mais c’est en supplément. Lié à l’ensemble.
Il n’y a rien de moins numérique que ça. Il n’y a pas de code d’accès. Il faut être là.
Le projet, faut-il rappeler, est l’excroissance du spectacle Garneau/Bori, présenté de 2017 à 2020, où des poèmes de Michel Garneau avaient trouvé un répondant musical chez Edgar Bori (avec le concours de son complice multi-instrumentiste Jean-François Groulx). C’est Garneau lui-même, peu avant son décès en 2021, qui a inspiré à Bori une suite, un passage du flambeau de la poésie chantée ou récitée. « Michel Garneau disait que la poésie, fallait lire ça deux fois. Une première fois pour la traverser, une deuxième fois où tu commences à saisir de quoi ça parle et que le vrai travail peut commencer. »
Bori comme dans boridéalement entouré
Ainsi, le premier volume des Poésinutiles est-il une « proposition ouverte » où des collaborateurs très divers, de Tire le coyote à Yannick Rieu, de Shampouing à Bon Débarras, ont poussé les textes de tous bords et tous côtés, ici dans le jazz, là dans l’électro, le folk, les musiques du monde. « Ils avaient toutes les libertés. À Christian Frappier dans Poésidylliques, j’ai dit : tu peux tout inverser, permuter, mélanger. Tout que je te demande, c’est ne pas enlever un mot. Les arrangements sont éclatés, on m’entend bien chanter, mais je fais partie d’un tout. »
Dans le deuxième volume, on retrouve bon nombre des mêmes titres (et pas mal d’autres), mais récités, le beau timbre de la voix de Bori en évidence, les ambiances musicales à l’arrière-plan. Il est assez fascinant de comparer le Poésimaginaire chanté au Poésimaginé récité, les deux Poésinommable, et ainsi de suite. En chanson, on se laisse bercer par les phonèmes, on attrape au passage des lignes, alors qu’en récitatif, l’attention est accrue. « Et on n’est pas obligé d’écouter/lire les vingt-quatre poèmes. On peut prendre toutes les pauses qu’on veut. C’est le privilège du lecteur. »
Bori comme dans borinitiatives
Le troisième volume est celui des ajouts, versions instrumentales, récentes chansons. S’immiscent la Fanfare Pourpour et Yannick Rieu, qui s’emparent et s’approprient carrément un titre chacun. « À partir d’un certain moment, il y a eu des initiatives. Quand tu ouvres, il y en a qui entrent ! Avoir su que ça prendrait six ans, je ne me serais pas embarqué là-dedans, mais je suis en même temps complètement heureux de ce que c’est devenu, ça m’a sorti du bois. »
De fait, il nous parle de Limoges. Le spectacle de ses Poésinutiles, qu’il baptise là-bas et qu’il viendra donner au Québec à l’automne, est celui de Bori tout seul, sans musiciens, sans guitare. Un homme, une voix, des chansons, des poèmes. « J’ai passé le dernier mois à apprendre les textes par coeur. On va voir comment ça se passe. » Petit tremblement fébrile dans le ton. « Je pense que le tout le projet m’a mené là. On a habillé les pièces, on a mis les mots devant, et là, il n’y a plus que moi et les mots. Et les gens. Je fais de petites salles, des 80 places, des 100 places, je n’utilise pas d’amplification. Il n’y a rien de moins numérique que ça. Il n’y a pas de code d’accès. Il faut être là. »